Quand je suis partie, il y a plus de 10 ans, l’arrêt du car de Léogane n’était pas matérialisé. La seule manière pour un étranger de savoir sans qu’on le lui dise, que l’arrêt était devant le manguier, aurait été d’observer sur plusieurs jours et à différentes heures, les femmes et les enfants surtout, se tenir debout sous le soleil et attendre avant de monter dans un car qui n’avait pas d’horaires fixes. Le manguier a été le premier repère. Ensuite une boîte aux lettres, puis deux, puis trois, puis 8. L’abri pour l’arrêt est venu avec le nouveau maire au milieu des années 90. Il était en bois avec deux ouvertures latérales tout en longueur et un banc en bois à l’intérieur pour y attendre pendant longtemps, Léogane, le seul car de Bergette. La toiture en tôle ondulée verte lui donnait des allures de petite case sous le ciel bleu. La petite case avait pour nom écrit sur son fronton en bleu marine : Chemin neuf.
Devant l’abri passait le lacet de la route en goudron noir qui irait en s’élargissant à mesure qu’on s’éloignait de la campagne de Bergette vers les sections plus habitées jusqu’à la ville.
Je savais que nous étions pauvres parce que nous n’avons jamais eu de voiture. Défunt papa avait une antique mobylette pour le bourg où il travaillait comme manutentionnaire à l’épicerie Néra. Rosine montait parfois derrière, mais c’était rare. Nous allions au Temple le samedi à pied sous le soleil. Nous en étions dispensés quand deux fois par an, les évangélistes posaient leur tente dans la savane du terrain Nègre avant que le nouveau maire ne décide de le racheter et d’en faire un terrain de foot.
Être pauvre c’est papa qui nous dit d’acheter ce qu’on veut dans un grand magasin à Pointe-à-Pitre en dépit de la colère de Rosine qui sait que nous n’en avons pas les moyens, qu’il y a des factures à payer et qu’en plus ce n’est pas notre anniversaire et ce n’est pas noël non plus. Nous n’achetons qu’un seul jouet chacune et nous savons déjà que ce cadeau sera le seul de toute l’année et probablement de la prochaine. Il n’y aura rien à noël ni aux anniversaires. Être pauvre, quand papa est devenu défunt-papa, c’est partager un œuf en trois. Être pauvre c’est manger du pain sec sans beurre ni confiture. Être pauvre c’est être dans l’adversité. Même quand on gagne de l’argent on est et on reste dans l’adversité, dans le « je n’ai pas assez » qui finit par se développer avec le temps en sentiment d’être abusé. J’ai hérité de ma mère le « je dois joindre les deux bouts ». Je n’arrive pas à joindre les deux bouts. Être pauvre c’est ne jamais réussir à joindre les deux bouts. Il y aura toujours cet espace entre les deux bouts jusqu’à en faire une identité dont on ne peut se défaire ni s’extirper comme d’une peau. C’est le moi pauvre et c’est la seule identité qu’on aura jamais. On aspire à une autre identité, mais cette autre identité c’est comme dieu, un sauveur, un messie, la bonne nouvelle qu’on attend et qui ne viendra jamais ou dans une autre vie. Alors on se projette dans une autre vie, on se dit que c’est son enfant qui aura cette autre vie, et l’enfant doit porter ce poids de l’autre vie. Je porte ce poids. Je m’appelle Ornella. Mais ce qu’elle m’a transmis, Rosine, c’est comment être pauvre. Je sais être pauvre. Je ne sais pas être riche. Je sais me rendre pauvre, je sais vivre la pauvreté, et je ne sais pas vivre la richesse. Je ne sais pas ce que c’est être riche. J’ai vu des gens riches, j’ai côtoyé des gens riches. C’était des blancs. Est ce que devenir riche c’est devenir blanc? Parler comme les blancs, s’habiller comme les blancs? Il y a des blancs pauvres mais même pauvres on dirait qu’ils sont riches. Un peu comme s’ils jouaient aux pauvres sans l’être vraiment. Être pauvre c’est avoir une peau de pauvre dont on ne peut pas s’échapper. Même quand on arrive à joindre finalement les deux bouts comme Violetta dans sa pharmacie, la peau devient la peau de pauvre comme un membre amputé dont on ressent la démangeaison. Une peau de pauvre fantôme. Cette peau m’a transformé en mendiante pour tout dans ma vie, même pour l’amour, surtout pour l’amour. Je quémande l’amour d’un homme, il est le messie qui comblera toutes mes failles. Maintenant je dois faire le deuil de Paul. Il était ma richesse. Cet arrêt de car résume et condense ma vie. Le lacet noir de la route qui passe devant est le cordon ombilical que je ne réussirai jamais à couper même à plus de 8000 km de la Guadeloupe. Avec Paul, avec son amour je voulais une nouvelle géographie, mais celle qui me colle à la peau est cet abri du Chemin neuf.
Quel texte extraordinaire, qui bouleverse tellement ! Merci, Gilda !
Dommage qu’il y ait maintenant des abri-bus. J’espère que le petit panier sur le tablier existe encore pour payer le billet et se faire soi-même la monnaie et aussi la musique au son de laquelle tout le monde danse !
un abri sous le manguier, un repère, un arrêt de car (tellement symbolique)
j’ai un peu la même histoire de mon côté, mais le chemin s’est appelé par la suite « Le chemin Creux »
je comprends…
merci Gilda pour cette émotion transmise par Ornella dont on commence à percevoir les contours et les ombres
Merci Héléna et Françoise 🙂 pour votre lecture et vos retours. Ils aident le travail de construction.
Quel texte, c’est fort. Le chemin de vie définitivement relié à cet abri bus révèle ton personnage et nous livre quelque chose d’essentiel pour mieux la comprendre. Et ce « moi pauvre », wahou, superbe. Merci
Merci Françoise 🙂
un texte qui me chatouille, me ramène au passé, parce que le pas de voiture et le Noëll qu’on bricole ai connu mais en des temps très anciens et puis cette injustice : nous avions la possibilité d’en avoir petite fierté ou indifférence parce que dans les yeux des autres (et on nous avait appris que ce devait être dans les nôtres aussi et à mépriser ceux qui ne savaient pas que leur argent n’était qu’un moyen sans grande importance) nous étions dans les gagnants ce qui m’a appris à ne pas tolérer ceux qui classent les gens par leur origine et, plus con encore, leur couleur.
Beau texte Gilda.. heureuse de vous retrouver .(et pardon demandé pour la maladresse de mes doigts pour le premier commentaire que j’espère que vous supprimerez)
Plus j’écris l’histoire d’Ornella Madeleine Cinabre et plus je réalise que c’est comme faire un nettoyage j’enlève des couches d’oignons, toutes les croyances de mon personnage pour qu’elle révèle sa beauté et sa vulnérabilité. Mon personnage passe par la honte, la peur, la tristesse, le deuil, j’aimerais aussi écrire sur sa joie. J’ai un peu de mal jusqu’ici à la montrer joyeuse. Ce sera dans les scènes de danse. Merci pour le commentaire Brigitte
« Il y aura toujours cet espace entre les deux bouts jusqu’à en faire une identité dont on ne peut se défaire ni s’extirper comme d’une peau. » (c’est magnifique) (et aussi la carte de cette peau, la géographie pauvre du pauvre, merci)
je lis le manuscrit, je m’y prends un peu trop tard, alors je reviens ici, sur ce moi-pauvre si magnifiquement dit dont je ne t’avais d’abord rien dit. et ce lien tiré de la peau à la pauvreté (qui à mes yeux en augmente encore le prix).
ce que tu m’enseignes : « Être pauvre c’est avoir une peau de pauvre dont on ne peut pas s’échapper. Etre pauvre c’est savoir qu’on aura jamais que sa peau » et tout en même temps tu en dis la grandeur, la richesse de l’avoir cette peau.
(moi-même pauvre, parents, pauvres, blancs, toujours à joindre les deux bouts, à compter, mais leur orgueil aussi, ce goût chez eux, religieux, mystique limite, à la pauvreté. or, ils n’avaient pas leur peau. certes pas. eux tout faits d’esprit (ma mère seule prenant en charge la part terrestre, maudite, de la coupable chair). toute nudité abolie, voilée d’hypocrisie et de peurs. toute ma peau en trop. c’est plus tard, de haute lutte et de hasard, que je l’ai apprise, que je l’ai acquise, que sur mes os j’ai ramené ses nouvelles géographies. et je me dis, j’essaie de trouver les mots pour dire : comment faire pour que la danse ça revienne, ça retrouve à se pratiquer à s’enseigner à se fêter ; au même titre et à côté de l’apprentissage de la langue, de la parole, de l’écriture, de la lecture, et alors des histoires, et des géographies, aussi de la mathématique de la logique, de la science, etc.)
il y a l’indéniable réalité et cruauté coloniale, il y la terrible réalité sociale, dont on ne se sort pas, ou difficilement, parfois au prix de mensonges et de reniements. et il y a indéniablement le goût du rien, de la dépossession, il y a la connaissance par le gouffre, et cette image de la mendiante, comme celle de Duras (qui non plus ne sut jamais se débarrasser de sa pauvreté, même riche, continuait d’agir en pauvre).
Merci beaucoup Véronique. Tu as la langue d’Ornella et cela me touche « coupable chair », « nudité abolie », « la peau en trop », « nouvelles géographies » (ce ce que recherche Ornella) etc…Ton commentaire me donne des pistes pour approfondir encore ce qui n’est qu’une gestation pour l’instant. Je cherche encore la forme et la structure du roman. Je suis touchée parce que tu as compris. Sur la question coloniale le rapport blanc noir il y aurait beaucoup à dire de l’enfermement des représentations. J’avais dans mes lectures noté cette citation de Jean Rhys:
Elle avait entendu dire que nous étions pauvres comme des mendiants. Nous mangions du poisson salé – pas d’argent pour du poisson frais. Et cette vieille maison toute percée – nous courions avec une calebasse à la main pour attraper l’eau quand il pleuvait. Beaucoup de Blancs à la Jamaïque. De vrais Blancs, ils avaient de l’argent en or. Ils nous dédaignaient. Personne ne les voyait s’approcher de nous. Les Blancs d’autrefois n’étaient rien d’autre que des nègres blancs maintenant, et les nègres noirs étaient supérieurs aux nègres blancs.
La prisonnière des Sargasses. Jean Rhys 1966
Gallimard p 21
Mon roman aborde plusieurs motifs faut juste que j’arrive à ne pas me noyer dans la matière 🙂
Merci pour ta lecture et ton retour.