Ulysse ferme les yeux.
Une cave. Il fait sombre. La lumière naturelle ne rentre que par une lucarne, étroite ouverture en hauteur. Une grande pièce carrée d’une dizaine de mètres de côtés environ. Il règne une odeur d’humidité et de poussière. Les murs de briques cramoisies transpirent le salpêtre. Le sol, en terre tassée, est froid. Une cave où sont entreposés les souvenirs des autres. Fragments d’histoires, des pièces de puzzle esseulées, parfois perdues. Un grand foutoir d’objets morts, reposant dans la pénombre souterraine, enveloppés dans des bâches en tissu, des films de plastique. Dans des caisses et des cartons disposés le long des murs, dans des malles métalliques. Des sacs de toiles emplis d’autres sacs de toiles, de boules de tissus emprisonnant des petits objets, de lourdes boîtes en fer blanc, des petits cartons ficelés. Sur tout le pourtour de la grande pièce, les étagères se succèdent, laissant parfois la place à de gros objets emmaillotés, des meubles, des vieilles machines, des appareils d’électro-ménager. Un établi, au fond, et posé dessus, des outils disposés dans des grandes caisses en bois.
Au milieu de ce décor fantomatique, sous une rangée de néons qui irradient une lumière blanche, le circuit fermé d’un train électrique qui serpente dans un décor de jouets sur de grandes planches en aggloméré. Dessous, d’autres caisses, des piles de livres et de magazines. Des jouets abandonnés. Ulysse est enfant. À genoux sur le sol en terre battue, il annonce le départ imminent du train. Un coup de sifflet et le train démarre, il passe entre des piles de livres puis longe le bord. Posé sur le sol, un petit carton carré avec des dessins au crayon et des fenêtres découpées aux ciseaux figure une maison. Le train file devant une grande photo en noir et blanc des lumières nocturnes d’une ville. Puis, il longe un château fort en bois peint avec ses oriflammes et ses chevaliers en armure qui veillent derrière les créneaux en haut des remparts. Vient ensuite un tunnel recouvert d’une forêt d’arbres en plastique et bordée de vieux coussins défraichis. Une maison en lego au pied d’un vieux tricycle rouge en partie rouillé, des boîtes carrées, un bulldozer miniature, des sous-bocks faisant la promotion de marques de bière, une autre photo faisant office de décor urbain. Dans une cave, Ulysse voyage à bord d’un train.
Ulysse s’est endormi sur le sol en terre. Sa tête repose sur quelques livres. Posé sur sa chevelure abondante, une casquette de marin sortie d’un sac rempli de vêtements. Devant lui, une bande-dessinée d’espionnage repose ouvert sur sa couverture, les pages frémissent sur le rythme de sa respiration. Sur le sol, le dos d’un magazine arbore une publicité pour visiter la Martinique. Un grand livre de photos évoquant les paysages du Pôle Nord accompagne un guide naturaliste recensant les essences d’arbres dans le monde et un atlas des peuples africains. Au-dessus de la boîte d’un antique jeu vidéo, est suspendu un fusil de chasse gagné par la rouille. Ulysse dort profondément.
Ulysse est dans une boîte en carton. Il est une miniature dans une boîte de chaussures. Sans les chaussures. Il ne voit pas bien, il fait sombre, il n’y a pas d’ouvertures. Juste un filet de lumière qui passe entre le couvercle et la boîte. Il est un personnage miniature parmi d’autres personnages miniatures. À ses côtés, des hommes et des femmes qu’il distingue mal. Il les interroge. Ils disent qu’ils sont dans un train, ils sont assis dans une voiture, la première du convoi, juste après la locomotive. Il entend le bruit du train. Un vrai train dont les wagons cognent sur les rails, pas le glissement d’une reproduction miniature. Il est peut-être dans le train lui aussi. Ulysse se demande ce qu’il fait là. Et puis, il comprend qu’il dort. Il comprend qu’il rêve. Ulysse dort, allongé à côté de la voie ferrée miniature et dehors, pas loin de la cave, un train passe et les roues des wagons battent la mesure sur la jointure des rails. C’est peut-être à côté d’une maison sous laquelle se trouve une cave où il est à cet instant. Une maison près d’une voie ferrée. Une maison dans la cave de laquelle il joue avec un train miniature. Il y dort aussi. Il ne sait pas ce qu’il fait là, dans cette cave. Sans doute, est-il en train de dormir, c’est la meilleure explication possible. Oui, c’est ça, il dort et il rêve.
Ulysse ouvre les yeux. Il ne sait pas s’il dort encore. Il ne sait pas s’il se réveille d’un rêve dans lequel il dort. Il ne sait pas si la plage qui se trouve devant lui fait partie de son rêve d’enfant. Il ne sait pas si l’enfant jouant au train électrique fait partie de ses rêves d’adultes. Ou de ses souvenirs.
Il y a cette cave qu’il connaît parfaitement. Qu’il a toujours connu, lui semble-t-il. Une grande pièce sombre dans laquelle la lumière naturelle est rare. Une pièce remplie de boîtes, de cartons, de sacs, de meubles avec une odeur caractéristique d’humidité et de poussière. Il croit se souvenir quand il était petit. Il croit mais il n’est pas certain parce que l’image est si nette dans son esprit qu’il se demande si elle appartient à un souvenir ou à un rêve. Peut-être encore s’agit-il d’un endroit bien réel où il a l’habitude d’aller. Cette pièce fait peut-être partie de la réalité du présent et il s’y imagine étant enfant. Il s’imagine qu’il voyage dans un train avec d’autres passagers. Il s’imagine qu’il a fait un long voyage et qu’il se retrouve à présent assis sur une plage. Il s’imagine qu’il ferme les yeux mais en vérité, il les ouvre et distingue cette grande pièce humide dans laquelle il se trouve. Les murs de briques cramoisies transpirent le salpêtre et le sol, en terre tassée, est froid.
Ulysse est assis sur la plage et il pense à cette cave. Il ne sait pas pourquoi. Il se dit qu’il a sans doute autre chose à faire que d’être assis sur une plage et de penser à une cave.
« Dans une cave, Ulysse voyage à bord d’un train. […] Ulysse s’est endormi sur le sol en terre. […] Ulysse est dans une boîte en carton. Il est une miniature dans une boîte de chaussures […] Et puis, il comprend qu’il dort. Il comprend qu’il rêve.[…] Ulysse ouvre les yeux. Il ne sait pas s’il dort encore.[…] Il ne sait pas si l’enfant jouant au train électrique fait partie de ses rêves d’adultes. Ou de ses souvenirs […] Il s’imagine qu’il a fait un long voyage et qu’il se retrouve à présent assis sur une plage. Il s’imagine qu’il ferme les yeux mais en vérité, il les ouvre et distingue cette grande pièce humide dans laquelle il se trouve. Les murs de briques cramoisies transpirent le salpêtre et le sol, en terre tassée, est froid. »
Chanceux qui comme Ulysse n’a pas enterré son enfance sous le sable de l’oubli. Mais il a besoin de se réchauffer aux mots tendres de la nostalgie ?
Précis et tenu