Marie naît à Perlé, elle y effectue ses premiers pas, souffre ses premières dents, dit ses premiers mots (Mamm, Papp, gär hunn…), esquisse ses premières écorchures aux genoux et griffes au visage, y tresse ses premières nattes, porte les pots à lait, le lard, les œufs. Des bases nutritionnelles. Très tôt, couteau dans la poche. Elle apprend hors des livres le sens profond du mot Guerre, la rationnement et l’indéterminisme. Per ignem… Deo sine nihil. À six ans sa famille traverse la Première averse Mondiale du siècle. Marie fête ses trente-deux ans lors de la Seconde, à cent quatre-vingt-cinq kilomètres de sa terre natale, dans le giron rebelle du Coin du Balais. Accueillie par une tribu d’essence anarchiste, les marolliens du sud. Entre ces deux anniversaires, elle assiste aux embrasements, court, se cache, pleure, chantonne en boucle Den Hunn ass fräkt (Le coq est mort), accouche de trois enfants, dont une petite fille éphémère, se marie. Son époux, Pierre, ne quitte que très peu son atavique Boitsfort car de tout temps la forêt de Soignes étouffe les bruits de bottes, la connerie et les abjections politiques. Membre à part entière de la tribu d’essence anarchiste dévots de Greef Valloke, paille et bûcher. À huit ans sa famille traverse la Première averse Mondiale du siècle, il fête ses trente-quatre ans lors de la Seconde, il partage sa vie avec Marie, sa présence tendre d’exilée de cent quatre-vingt-cinq kilomètres de sa terre natale. Ils vivent unis dans le giron du Coin du Balai. Entre ces deux anniversaires, il assiste aux embrasements, épouse Marie, accompagne la naissance de trois enfants, dont une petite fille éphémère que le couple enterre à Perlé, dans un minuscule cimetière où les fleurs continuent à pousser et le paysage n’a rien perdu de son mystère.
Du village de Perlé au lointain néant, une route étroite en état de délabrement constant, rupture paysagère unilatérale, masque la poétique des anciens flâneurs. L’émiettage de ce revêtement pauvre prouve qu’aucune révélation ne résiste à l’usure. Sous le bitume prévaut l’entière noblesse. Ce coup de cutter en direction de l’horizon ne manifeste aucune de ses destinations possibles. Il faut errer indéfiniment afin de percevoir les contours de cette topographie instable, indivisée, d’en ressentir l’hymne tellurique subtil et ses infinies pulsations, en soi, pour soi, haute poussée du Deo sine nihil. Au-delà de l’impression de pointillisme suicidé, la marche révèle une géographie en abîme vibratile. Une anecdote cartographique qui sépare sans force ni conviction le territoire des ombres de la voie des moissons récursives. Il suffit d’un pas pour que se produisent les décalages, pour que le frêle bitume plonge dans un abysse optique. Deux pas et les droites se courbent, se multiplient, fuient en tous sens. Trois pas pour tomber, quatre pour l’exode. À droite, au très loin, s’étend une dense forêt de sapins, fraîches de mystères, de sources dérobées et de l’odeur fortes des majestueuses pourritures. Royaume sombre des mycéliums et tapis de mousses, vénéré par l’omniprésente rosée. Du côté gauche, un cimetière aux proportions minuscules, à fleur de ciel et des éléments. Ici il n’y a pas de mystère, l’orientation des pierres tombales ne trompe que les touristes. Les habitants de ce village meurent-ils encore ? Aucune expansion. Autre particularité de ce lieu de recueillement : un muret bas, franchissable par tous les genoux, des plus jeunes au plus fatigués. Les morts de ce village vivent-ils encore ?
De cendres et de sang, la terre de cette région résiste, nourrit ses âmes, le souffle fort.
Été 1977. Du côté gauche une vache s’affranchit d’une clôture, court sur cette route. Dans l’axe, un véhicule souille les limites de la vitesse raisonnable. Ces transgressions s’unissent en un impact sourd de tôle et de cuir, la lourde masse percute le pare-brise, le défonce. A deux cent mètres de là, l’un des petits-fils de Marie dort sur la banquette arrière d’une Volvo Amazone. Il rêve de ciel vert, de violents orages, d’invasions extra-terrestres. Il s’éveille avec un rien de panique mais ne comprend pas ce ressenti, il ne comprend pas d’ailleurs grand-chose aux langage des émotions. Il lit, il compte, il écrit, dessine, mais ignore le sens de ses tumultes intérieurs. La Volvo s’arrête, quelques mètres avant la collision, sur la voie qui mène de Perlé à l’horizon, le cimetière à portée de regard. Une dizaine de quidams s’agitent, cela cause fort, accent germanique lent, surarticulé. Le gamin observe sans comprendre les constellations mouvantes dessinées sur le visage du couple de touristes allemands, victime et bourreau de l’accident. Des éclats de verre enfoncés dans le visages, le sang coule lentement et à contresens, les droites se courbent, se multiplient, fuient en tous sens. De la vache, aucun souvenir.
La terre de cette région se nourrit des larmes, le souffle fort.