Codicille : en gras, l’ajout au #6bis
Ça a fini par se savoir : au Sérail, on se faisait détrousser comme au coin d’un bois. Sur ce point, grandes bourgeoises, patrons d’industrie, notables ou socialistes nantis se valaient dans leurs caquets, incapables, semblait-il, de garder un secret. Et le plus beau, c’est que ça ne changeait rien, bien au contraire, le Tout-Vienne se réjouissait d’avoir tiré sur la fausse-barbe de ce Selim Bassa et se pressait au Sérail : s’y faire délester était du dernier chic et dès le lendemain, une fois les paupières dégonflées, quand le maquillage pouvait à nouveau faire tenir un teint pimpant sur les visages profondément marqués, il était du meilleur ton de publier l’ampleur de ses pertes dans la bonne société. Le coup de maître résidait dans la rareté des invitations. De grosses sommes circulaient dans des enveloppes adressées à Selim Bassa, le métèque étant corruptible par nature, et il les empochait toutes, sans pour autant satisfaire à la demande. Alors que tous les joueurs de Vienne rêvaient de s’asseoir à sa table pour une nuit de cartes ou de dés, il était devenu lui-même devenu le jeu auquel tous perdaient. Et d’autres enveloppes, plus lourdes, suivaient et lui, se payait le luxe de trier les invités sur le volet.
Imaginons que tu sois choisi. L’invitation arrive sans enveloppe, avec le service du petit-déjeuner. Un rectangle d’or de la taille d’une main sur le plateau d’argent. Même si la lumière est faible, elle suffit à t’empêcher de lire ce qui est écrit dessus et pendant quelques instants, tu es seul avec la forme parfaite du carré long. Il dessine la porte dont tu as tant rêvé, celle du Sérail, bientôt, où se confirmera une fois encore ton appartenance à l’élite du monde auquel tu appartiens, corps et âme, mais également une autre porte, plus lointaine, plus floue, dont tu as rêvé sans plus le savoir, à l’occasion de véritables rêves, ceux qui te frôlent, te marquent au fer au milieu du sommeil pour mieux t’échapper quand ton majordome vient sans un bruit ouvrir les rideaux sur ta journée. Tu te retiens de poser le doigt sur la plaque d’or finement gravée, de le laisser glisser sur la frise géométrique où des cercles de trois tailles différentes jouent entre eux pour former un cadre intérieur à l’invitation, si bien que tu crois les voir bouger comme autant de bulles dont la rondeur échapperait à ta perception limitée, mais dont tu percevrais l’ondulation à travers une vibration sourde. Tu essaies de raisonner ce qui crie en toi que jamais tu n’as rien possédé d’aussi précieux, pour le faire taire tu murmures entre tes dents : « D’où lui vient une telle richesse, à ce métèque ? ». Mais c’est en vain, car déjà ton esprit file vers le rouge d’un long ruban de satin, bien plus précieux que le cadeau qu’il entourait et tu revois le visage de cette… cousine ? (Tante ? Marraine ?) désavouée par la suite de l’histoire familiale, qui te l’avait apporté, un matin de Noël avec son sourire rouge et la chaleur parfumée de ce grand manteau qu’elle refermait sur toi pour une longue étreinte à vos retrouvailles, au parc, au sortir de l’école, dans la rue… Un reflet d’or te fait lever les yeux. La cousine a disparu, ton épouse à l’autre bout de la table te dévisage. Tu bois une gorgée de café avec un parfait naturel. Tu replies tes doigts sur la serviette damassée, qu’ils ne s’aventurent pas à effleurer les gravures, ce genre de laisser-aller n’est permis qu’aux aveugles. Elles te happent pourtant et tu crois deviner leur profondeur millimétrique, qui va s’accentuant dans les pleins des lettres de ton nom et des chiffres de la date. La pulpe de tes doigts te démange de suivre la voie de l’écrit, et cette enfance qui te prend t’émerveille et te dégoûte. Tu vas pour te saisir de l’invitation, d’un geste énergique, mais si mince, elle résiste, et s’accole à l’argent du plateau sur lequel elle repose. Un instant désemparé, tu jettes mécaniquement un regard vers le majordome en poste devant le grand buffet bas au plateau de marbre, où tout ce que tu as l’habitude et la fantaisie de désirer attend patiemment un signe de ta part. Les fruits dans la vasque de cristal, une cafetière de métal et une autre de porcelaine, la théière anglaise, luisante et joufflue et la japonaise qui semble un insecte mort à côté d’elle, les linges blancs qui recouvrent les assiettes et les paniers de viandes, de pain, comme autant de suaires sur ce marbre. Tu as la sueur au front, le majordome s’est approché pour te tirer d’embarras, comme à l’ordinaire de chaque seconde de ton existence, et d’un geste habile de sa main gantée, il décolle l’invitation et te la tend. Soudain elle fait tache aux côtés du courrier quotidien et des nouvelles inquiétantes de la presse internationale. Elle prend l’œil et la nudité de son clinquant, en dépit de sa facture impeccable te dérange. Tu aurais aimé la garder pour toi seul, mais il est déjà trop tard : ton domestique la tient en main, ton épouse a vu la lueur dorée passer sur ton visage, elle ne va pas tarder à poser la question. Tu fais de ton mieux pour ne pas t’en saisir trop vivement et tu parviendrais même à remercier le majordome, n’était la petite coupure sous sa mâchoire. Un trait net, bref et rouge. D’ordinaire, tu ne supporterais pas ce manquement à l’hygiène, mais aujourd’hui la plaie s’empare de ton œil. Si fines soient-elles tu en distingues les lèvres, taillées par une lame légèrement émoussée. Une des tiennes, après qu’elle a servi à te raser, il la récupère sûrement. Jamais tu n’avais pensé à cela, mais pendant un instant, tu vois et tu entends avec une acuité inédite. Cette invitation, toute la maisonnée l’a attendu avec toi, supportant en apparence tes sautes d’humeur, ton irascible impatience mise à bout par les semaines que ce métèque aura prises pour répondre à tes demandes répétées, à ton argent, mais tu le vois clairement soudain, dans la négligence de cette petite coupure qui a marqué le faux col de la tête d’épingle d’une tache de sang, ton autorité s’est fissurée. Ils savent que tu regardes ailleurs, mais surtout, ils ont vu comment il était possible de contrevenir à ton désir et qu’il n’était pas besoin pour cela d’être une concubine de l’Empereur de Chine. Tu pourrais congédier d’un mot tout le domestique, l’idée te flatte, mais tu lui préfères celle de ta victoire. L’invitation est arrivée. Tu demeures incertain, la fine tranche d’or dans ta main à la hauteur de tes yeux. Elle ne pèse rien, si tu la déposais sur ta langue, elle fondrait probablement… Madame ta femme n’a pas épousé un rêveur. Elle s’étonne bruyamment. Elle a reconnu au dos le C en forme de croissant de lune, emblème du Cabaret Sérail. Vous vous êtes assez plaint de la vulgarité de cet éclairage de mauvais goût, trônant au sommet d’un immeuble de la ville et clignotant par surcroît jusqu’aux petites heures de l’aube. Elle pose la question, et dans sa voix vibre une corde d’intérêt assez rare. C’est bien ton nom qui est écrit et tu peux venir accompagner. La date est cruelle pour chacun de vous. Elle tombe forcément mal. Parfois la soirée est annoncée pour la saison suivante, un solstice… ou bien c’est pour le soir même. Dans le premier cas, tu es désarçonné par la précipitation où tu es convoqué, dans le second, par l’impatience qui va t’user pendant des semaines. Comme pour le bal du roi, les joailliers, les maisons de couture reçoivent des commandes défiant l’imagination dans des délais extravagants. Bien sûr, tu mets un point d’honneur à faire savoir que tu comptes parmi les élus. Peut-être même te flatteras-tu d’avoir su soudoyé le plus Grand Métèque de Vienne et tu auras pour une part raison : c’est pour ton argent qu’il t’a choisi. Et tu auras pour une autre part, tort : tu as acheté quelque chose, mais en aucun cas quelqu’un. Et ce quelque chose, tu n’en as aucune idée, habitué que tu es à une forme de correspondance entre ce que tu payes et ce que tu obtiens, fin connaisseur que tu t’imagines être de la valeur des choses. Tu vas également faire étalage de ce que tu comptes laisser au Sérail, et tu parles de ces bijoux faits pour l’occasion, de ces habits dont la fabrique pourrait acheter un quartier entier de la ville, comme de sacrifices mineurs, suffisants aux petits dieux étrangers, habitués aux oranges et aux quartiers de chèvres. Ces pourboires font et feront beaucoup pour ton prestige, et tu regardes avec confiance l’investissement mondain d’une soirée au Sérail. Tu crois que tu ne peux rien perdre, puisque tu choisis avec soin ce qu’on va te dérober. Tu t’excites à la perspective d’une partie de gendarmes voleur sans gendarme, sorte d’escroquerie à l’assurance — tu ne crois pas si bien dire —. Tu chéris par avance le petit frisson qu’on va t’y servir sur un plateau, car pas une seconde, il n’est question d’autre chose que d’être servi, d’en profiter, d’en avoir pour ton argent. Mais par essence les apparences sont trompeuses et si au sortir du Sérail, ce petit monde du grand monde revendiquait haut et fort avoir été dépossédé de ses biens, bijoux, fourrures, argent, clefs, personne n’a révélé, même à demi-mot, même dans la plus intime alcôve, le plus discret confessionnal, le fin mot de sa nuit chez le plus grand Métèque de Vienne.
Parfois, et, admettons-le, le plus souvent, il ne se passait rien, rien d’autre qu’une soirée de cabaret avec ses tours de magie ordinaire, aux trucs laissés à voir par les interstices de la maladresse du prestidigitateur, ses tours de chant, trois exactement, où une grande femme belle et boudeuse interprétait les morceaux à la mode de Paris en allemand, du ton blasé et traînant du pur ennui et ses trois p’tits tours et puis s’en vont, les marionnettistes tirant le rideau sur la fin d’une soirée qui ramenait son public bien propret à la porte. Il n’y avait pas de quoi se plaindre : le champagne et les alcools servis valaient en qualité ce qu’ils boiraient une fois de retour chez eux, dans le silence d’un salon, d’un bureau et dont l’amertume s’accentuerait au fil des heures, jusqu’à ce que le même domestique qui avait apporté l’invitation tant attendue, entre pour ouvrir les rideaux de son pas du matin.
Ce Selim Bassa est décidément un bien triste Sire… En te lisant , m’est venu tout de suite la chanson de Julos Beaucarne , le Petit Royaume où Selim sera accueilli peut-être un jour lorsqu’il se sera lassé de plumer les gens sans même y prendre du plaisir. Mais tu le connais mieux que moi… Je retourne chanter, je n’ai ni bijoux, ni bitcoin, ni château ( même en Espagne), ni chalet suisse, ni île dans le Pacifique, ni Oncle d’Amérique… mais j’ai des ami.e.s dans tous les coins de ma vie… Et toi ? Tu n’en n’as pas marre de trimballer ce personnage cynique ? Mais tu dois avoir tes raisons…N’est-il pas ? https://www.youtube.com/watch?v=NNF7vQOzuxU
C’est drôle que tu aies cette impression. Ce texte appartient à un chapitre intitulé Le plus grand métèque de Vienne. C’est de Selim Bassa dont il s’agit. C’est ce qu’il ambitionne de devenir, ou plutôt ce qu’une amie lui souffle à l’oreille dans un bar parisien de fin de partie. La question de son plaisir n’est pas première, en effet. C’est plutôt là une façon de continuer à faire avec le monde. Celui du dehors, les invités et celui du dedans, le personnel vers qui va sa bonté, sa fantaisie et sa droiture.