La descente se fait doucement. Des pierres juxtaposées fabriquent ce mur couché, prenons garde à ne pas glisser, c’est le début, les pieds sentent déjà que le principe de gravité s’étale, prend la tangente, se répand, s’élasticise un peu, ils vont devoir s’acclimater au poids du corps autrement partagé entre une main sur la rambarde humide et le nez pris par une odeur douceâtre, la vase, quelques herbes collées entre elles à force de pourrir qu’on ne sait même plus identifier, et un morceau de bois, une écorce qui ne coulera pas, longue comme une épluchure, c’était un tronc avant, sûrement un platane, on dit qu’il se desquame, on parle encore d’exfoliation, ça va tanguer. Pas beaucoup, mais assez pour que chacune des jambes sente le début d’un travail de confiance envers l’autre, devenant autonome, rattrapant l’autre, collée par la hanche à sa sœur, mais décidée à jongler, juguler, répondre au vif, sa réaction rapide, on va devoir réagir rapidement si on ne veut pas se déliter comme la peur primitive nous l’annonce. C’est comme les oiseaux. Une histoire de vie ou de mort – les oiseaux ne sont pas décoratifs quand ils mangent, non, ne sont pas charmants, c’est une question de vie ou de mort – s’acclimater à ce qui approche, les chaînes immergées sous la coque, le mouvement, se rattraper, ce n’est pas jouer avec l’équilibre, ce n’est pas jouer.
Chaque pavé est cerné d’un ruban fin de ciment gris, moussu, vert, taché, jauni, creusé, et chaque surface de pavé est à l’avenant, singulière. Les pieds singulièrement ne se ressemblent pas. Les allures de marche non plus. À hauteur du sol ça défile. Lanières. Cuir brun, cuir mou, coton enduit. Coloré. Une marguerite de raphia. Les peaux sont claires, bronzées, couvertes de duvet ou lisses, de tavelures, marbrées de veines violettes, ancre de marine, on aurait bien l’idée de s’allonger pour garder le contact avec le bord. Dans la vision périphérique le Bistrot du bac. Rue du bac. Hôtel, bar, restaurant. Des rideaux bleus à volants. Les lettres blanches. Les tables blanches. Sur la carte postale Bons baisers de Combrit. Le port. Pas de mention des risques de submersion, ni de photo de l’escalier emporté par l’eau, et pas non plus la trace de la révolte du papier timbré, qu’on appelle également révolte des Torreben, ou des « Casse-Têtes » (« casse-lui la tête »), mais ces informations ne sont pas valables maintenant, on ne peut pas prendre à tour de bras tout ce qui tremble, rugit, tout ce qui a pleuré, on le voudrait qu’on ne pourrait pas le faire sans exploser.
Il y a des pédalos empilés. Ils sont bleus comme du Klein, je ne connais pas Klein mais je les aime mieux eux. À cause du bois fendu qui leur donne de la gentillesse. Il y a des barques et l’eau qui fait des rides. Et sur l’envers, cachées, on ne voit pas les chaînes du bac, bac à traction, bac à traille, « actionné par un moteur diesel, il peut transporter jusqu’à 20 voitures. En 1951, 28 000 voitures prirent le bac. En 1971, on comptabilise 290 000 voitures », les chiffres savent s’accumuler.
Nous allons tous monter. J’ai peur. J’ai les yeux à hauteur du ventre. Je voudrais retrouver les pavés. R dit On ne risque rien. B dit On ne risque rien, mais je vois bien qu’elle ne le pense pas. À force de vivre dans l’avant-cataclysme sans qu’il se passe rien, on est devenus secs et durs. Et la plus petite traversée est une question de vie ou de mort, comme les oiseaux.
« on ne peut pas prendre à tour de bras tout ce qui tremble, rugit, tout ce qui a pleuré, on le voudrait qu’on ne pourrait pas le faire sans exploser. » Tu touches pile dans chacun de tes textes ce qui est sensible et aussi le souffle et la musique toujours. Merci Christine
Merci Gilda ! (je crois quand même je ne suis pas allée au bout avec ce texte, j’ai eu peur des détails précis, je les ai remplacés par des sensations) (la peur est un sacré machin à attraper/ faire avec, et là je n’ai peut-être pas su) (work in progress ! : -)
Un très beau texte sensible avec des gros plans époustouflants : la descente avec le travail des jambes, les oiseaux, le défilé à hauteur du sol… Et puis cette chute : « À force de vivre dans l’avant-cataclysme sans qu’il se passe rien, on est devenus secs et durs. Et la plus petite traversée est une question de vie ou de mort, comme les oiseaux. »
Terrible et magnifique.
Merci Françoise ! (j’ai tenté, c’est ce qu’il faut faire ici, tant mieux si vous trouvez que ça tient la route : -))
j’étais un peu perdue au début, je perdais pied, je pensais aux béquilles mais c’était dans un texte de Gilda non ? je ne sais plus, alors j’étais perdue et puis bien sûr ! le fameux bac ! la rambarde, l’odeur de vase, tout s’est mis en place… alors il faut y aller même si on préfère les planchers ou les pavés…
toujours ta musique, oui…