Elle arpente une nouvelle fois le quai de la gare souterraine. Elle ne sait pourquoi, mais elle sent qu’elle doit le faire. Elle le longe dans un sens, puis dans l’autre, se dit qu’elle monterait bien dans le prochain train et descendrait à la gare du Luxembourg, la gare suivante, juste pour voir ce que ça fait de s’arrêter là, cette gare par où sa mère est arrivée pour la première fois dans cette ville, mais elle se dit qu’elle ne pourrait jamais imaginer ce qu’elle avait pu ressentir à sa descente du train car la gare n’a plus rien de commun avec ce qu’elle était il y a plus d’un demi-siècle. Elle chasse cette pensée de sa tête quand son regard est attiré une nouvelle fois par l’affiche de l’expo « ORIENT-EXPRESS ». Alors que par cette journée pluvieuse tout est sombre et triste au bout du quai, où la lumière du jour peine à s’infiltrer, l’image est une invitation à l’évasion vers cet orient mythique qui était la destination finale de ce train de légende. Paris –Istanbul dans la forme ovale de certaines fenêtres du train, la Tour Eiffel reconnaissable en trois traits courbes et Sainte-Sophie avec ses minarets et ses dômes qui se reflètent dans le Bosphore sur fond de soleil couchant. Elle revient aux murs délavés de ce quai de gare à la fois quelconque, à la fois pas, elle aime l’idée qu’elle commence à l’extérieur et se poursuive sous terre, avec cette rampe où le train passe en surplomb de la voie de métro, mais rien qui fasse rêver de ce côté-ci de l’affiche, les voyageurs sont pour la plupart des navetteurs qui descendent ici soit pour prendre le métro et se rendre ailleurs, soit pour travailler dans le quartier européen. Deux couleurs dominent la composition digitale, les complémentaires orange et bleu. Le bleu est un bleu nuit puisque un des attraits de ces voyages étaient les dîners illuminés par les petits lampadaires de table, champagne et gants blancs, comme le montre la jeune femme dont le chapeau-cloche suffit, seul, à nous situer dans le temps. Elle regarde autour d’elle et se demande si un accessoire d’aujourd’hui pourrait remplir ce rôle dans le futur. Elle s’amuse parfois, discrètement, à photographier des gens portant une tenue ou des accessoires qui lui paraissent singuliers ou originaux, comme cette femme aperçue dans le quartier en plein hiver accompagnée probablement de collègues, vêtue d’un manteau gris clair jusque sous le genou et serré à la taille, et chaussée de bottes roses ou cet homme qui portait sur le haut chemise blanche et veston beige et sur le bas pantalon à motifs géométriques colorés et sneakers. Elle a beau réfléchir, passer en revue dans sa tête ce qu’elle voit dans les rues, les transports en commun, ou même dans les magazine de mode ou sur les réseaux, rien ne lui semble pouvoir caractériser les années vingt du XXIe siècle, tout se fond dans la masse, toutes les modes se mélangent, rien n’est démodé et tout est à la mode ou presque. Un courant d’air s’engouffre soudain dans la gare et elle réajuste son écharpe de teinte orangée en l’envoyant d’un geste ample par dessus son épaule, elle relève la tête en la tournant légèrement sur le côté pour permettre à l’écharpe de trouver sa place plus aisément. Elle se plonge dans l’Orient-Express, à l’approche d’Istanbul, la température commence à monter, plusieurs soirs déjà de dîners bien arrosés, des contacts noués avec d’autres voyageurs. Elle lève son verre à une nouvelle vie qui l’attend peut-être aux confins de l’Europe et de l’Asie où elle va retrouver des parents, des amis, un fiancé peut-être. Elle a chaud, elle laisse glisser de ses épaules un foulard de soie orange.