Diana le surprend avec sa caméra, fait de gros plans fixes. Les visages sont beaux, fusionnent avec la lumière blanche de la ville. Petit matin, la cigarette, les mains jointes sur la fumée qui descend des lèvres, s’exfiltre à grandes brassées. J’admire le mouvement des mains, de la bouche. Ces rebelles du M23, le mouvement du 23 mars. Je voyage avec son objectif, les yeux concentrés sur les visages. Je regarde extatique, la pleine nuit assise en tailleur, le dos tendu sur le canapé. Je retrouve là toute l’attente de mon enfance. Le film est un documentaire sur des réfugiés syriens en Allemagne, des artistes résistants qui se sont fait torturer, enfermer, affamer. Orwa fume dehors, ciel blanc, le balcon. Orwa est serré contre lui-même, la tête presque imbriquée entre les barreaux du balcon qui donne très bas, peut-être simplement au premier étage, dans une rue berlinoise. On ne sait jamais sur quel paysage donne la fenêtre quand il fait jour. En revanche, on surprend longuement, derrière un vague rideau transparent, les lumières rouges sur le bitume huilé de pluie, un va-nu-pieds assis sur un palier refait sa vie en beuglant par intermittences, des mots brefs presque cadencés, balancés en victoire contre le monde. Il répète des choses, répète inlassablement, dans le « silence de la République ». Je reste greffée aux images, il est plus de quatre heures, autour de moi les jeunes se sont endormis, on n’entend que les voix de la télévision. J’éprouve la même hallucination que la nuit du 13 novembre 2015, lors du massacre au Bataclan, j’étais ce soir-là en communication avec mes élèves qui craignaient que je sois encore au théâtre, d’autres avaient été écrasés au stade de France, ne pouvaient plus bouger les jambes, s’étaient réfugiés aux urgences. Ces visions effroyables. Et la guerre en Ukraine, quasiment chaque soir nous nous greffons aux informations sans parler, y scrutant la moindre nouvelle, comme de veines vitales, des messages à décortiquer, déplier, fondre, décrypter dans le moindre détail. Depuis 2015, je ne peux plus prendre le RER tard le soir. Les amis viennent me chercher à Montparnasse derrière la gare, quand je fais des scènes ouvertes, jouant des textes écrits récemment pour l’occasion, ou bien des chants improvisés, cette liberté désarrimante, délestante – le bien fou. Lorsque Diana est filmée pendant son cours de chant, c’est Orwa qui tient la caméra cette fois. J’aimerais tant tenir une caméra. Je l’ai fait si souvent avec mes élèves de théâtre. Il faut continuer. Chaque image saisie est une obsession qui se dilue. J’aime filmer, concentrer l’œil, le Panasonic est assez précis, agréable, loin de la dextérité, de la puissance, de la netteté de l’objectif de leur appareil. Le générique de fin apporte loyalement des précisions. Je prends des notes, je pose la tête contre la rivière de lumière qui descend des nuages. Pour un peu, je me croirais à Berlin, Alexander Platz.
Au fond, les souvenirs clignotent. Ruelles accidentées du village, les routes perforées par les mauvaises températures qui ont fait pété l’asphalte, les failles, les crevasses où s’engagent vilainement les roues. Souvent, j’ai pris cette route. Sans d’abord réfléchir, car bien entendu, on ne trouve en promenade qu’en abandonnant toute idée de trouver. Cette quête paradoxale sans quête effective, ce mensonge délectable invitent à la fraude, au laisser-faire. Juste cette soumission aux formes humectées de couleurs. Je descends la route du village. Je longe le cimetière, j’ai peut-être six ans, je suis déjà libre d’errer.
Je n’étais jamais punie pour cela. Il fallait juste rentrer pour écosser les haricots, la télévision des informations, manger la soupe au lait. Les choux avec la mie de pain dans la grande cuillère. Les oranges en fin de repas, épluchées en lamelles, débarrassées des gros pépins, puis jetées en soi à la sauvage, contenues longtemps dans la bouche, pressées contre le palais, y déléguant l’électricité du plaisir. Orange.
La gueuse est repliée contre la fenêtre. Elle m’attend, comme chaque mercredi. Il pleut de nouveau, toute la pluie creuse un dehors. Quand elle lève ses jupes le long de la fenêtre, elle allonge les jambes sur le rebord et se tient contre la vitre, ses tenants de bois maigre. On peut apercevoir les tombes du cimetière près de sa tête. Gestus savant, elle retient le miroir grossissant, de l’autre maintient fermement la pince du pouce et de l’index. Les tiges de métal se posent entre les sourcils, emprisonnent le poil, tirent d’un coup sec. La peau en friche rosit sous la pulsation d’un tir. Elle prend le temps, chaque soir près de la fenêtre, lisant médiévale sur la peau du visage, une bougie éclaire ce frisson indélicat, honteux, inexhibable. A ses yeux, je suis douce, sans paroles, une voix impalpable qui énumère de petites histoires, des vols de friandises dans les poches de pépé, et puis comment s’y prenait la grand-mère, à présent qu’elle n’avait plus d’yeux : les larges tartines de cire noire (toujours la même, qu’elle faisait cuire et recuire dans la même casserole, l’odeur caractéristique de la vieille cire noire), les mares sur le visage, si brûlantes qu’elle laissait échapper des tchchch…, elle laissait ensuite sécher, et puis, à pleines poignées sauvages, s’arrachant cette cuirasse bout par bout, elle tirait violemment la peau, déchirait la nappe de caramel cramé, et perçant à jour les flancs du visage, la peau surgissait brillante, lisse et rougie de saccages. La gueuse m’écoute et me regarde : je suis une fille douce : on peut tout me montrer. Le visage s’écaille sous mes yeux, la pince au hasard fouille le derme, y décèle à peine une pousse dorée, invisible, « le plus pénible, ce sont les transparents ». Elle n’y voit plus assez bien, alors elle pioche au hasard, aux alentours des cils, des lèvres, des os du menton, du nez, des arcades, revenant persistante au gré des amours d’herbes rêches, pour trouver moisson sous les étirements de bouche, la lèvre pincée, les frottements délibérés du métal à contre-courant sur le poil qui rentre dans la chair, refuse de rebiquer. Faire mourir le diadème du remords, des haines, des saloperies. Elle creuse, elle pourrait en saigner. Mais cette obsession, de défricher le corps comme orties sauvages, ce plaisir d’avoir pu saisir le mal à la racine, le plaisir d’extirper hors de soi ce qui pousse et enlaidit, devenait cathartique, instinctif, entier. Remplaçait tout – l’isolement, le constat amer, la non-reconnaissance, l’enfant qui ne vient plus la voir, la lumière grise des fenêtres, l’humidité, les mauvaises odeurs – le cimetière, la boue des morts. Alors que mon regard me fixe debout en statue de lichen sur le sol de la cuisine, le front décillé, pleine de fascination dangereuse, elle poursuit vivante le travail habile des doigts sur la peau meurtrie. Sarcleuse d’abîmes et de faux soyeux.
Elle penche le miroir, sourit, me regarde. Un jour tu verras, me dit-elle, tu feras des films.
Formidable gueuse… formidable (bravo Françoise !!)