L’encre luit au creux de la pierre. D’un noir brillant qu’un rayon oblique vient aveugler. Le pinceau s’y abreuve. La porte d’entrée entrouverte, il suffit de la pousser un peu. Il reste quelques secondes immobile dans la pénombre sous le souffle du grand ventilateur. Une goutte s’échappe du pinceau gorgé d’encre. Elle fait glisser sa pointe sur l’épais grammage. La trame cisèle les nervures d’un sépale. Encore une gueule d’iris. Il gravit l’escalier en colimaçon. Sa hanche le fait souffrir. Il traverse leur chambre puis entre dans son petit bureau. Elle peint une autre fleur, un peu en retrait de l’iris noir. Ses pétales sont plus clairs car l’encre se raréfie, offre des transparences à ses dessins. Elle n’utilise plus de couleurs. Juste le blanc du papier, le noir de l’encre et ses ombres infinies. Il regarde les empilements de livres au pied des bibliothèques et sur le bureau. Il inspire l’odeur fade de la poussière, hésite, attrape un recueil de poèmes. Elles arrivent devant la petite maison, la plus jeune avec une poussette équipée d’une ombrelle. Un panneau rond figurant un pinceau trempé dans un encrier est accroché par une boucle en ficelle à la poignée de la porte d’entrée entrouverte. En le voyant, les trois femmes protestent, s’exclament de dépit. L’encre nourrit des capillarités minuscules sur le pourtour de la montagne que le pinceau a tracé. Elle s’assèche et s’estompe dans l’ombre portée des nuages sur les flancs abrupts. Il referme le livre, le repose en soupirant. Tout lui est devenu lourd. Les phrases entrent comme des lames dans sa poitrine.
Le noir goutte, il dévale la pente dans un torrent bouillonnant. Elle canalise ses rigoles entre des rochers. Le noir s’estompe en transparences, se superpose en profondeurs. Il se profile en arrière-plan un paysage qu’elle n’attendait pas. La jeune mère ajuste l’ombrelle pour protéger le visage du bébé qui dort dans la poussette. Ses deux amies l’incitent à traverser la rue avec elles pour aller se réfugier à l’ombre d’un magnolia. Il n’arrive plus à lire. Au bout de quelques minutes quelque chose le tord, un nœud de douleur et d’angoisse. Il quitte son bureau et descend au rez-de-chaussée. Elle souffle sur la feuille de papier, la redresse presque à la verticale. Un paysage de montagnes s’est érigé derrière les iris en gros plan. Le panneau rond au pinceau signifie qu’elle travaille dans son atelier et ne veut pas être dérangée. Les trois femmes sont déçues, elles espéraient passer l’après-midi chez Mirna à jouer aux dominos en buvant du thé glacé. Il fait quelques pas sur la véranda, il hésite puis il s’avance vers le petit jardin de pierres. Elle observe son travail, le paysage de montagnes derrière les iris rappelle les estampes anciennes mais en plus stylisé. Elle est perplexe, les tracés lui plaisent mais quelque chose manque à la composition. À l’ombre du grand magnolia, les trois femmes parlent toutes en même temps, elles trouvent que Mirna prend ses distances elle exagère tout de même on ne la voit plus bien sûr elle a besoin de s’isoler pour travailler mais une petite partie de dominos et si on entrait quand même ? elle a peut-être oublié de retirer son panneau ? En prenant soin de marcher seulement sur les pierres plates qui forment un chemin en pointillés, il est arrivé au centre du jardin. Là une spirale de graviers blancs s’enroule autour d’un trou. Une spirale admirable. À force de s’égosiller dans l’ombre moite du magnolia, elles finissent par avoir soif et décident d’aller se rafraîchir à la terrasse du Purple Bar. Il aimerait plonger ses mains dans les graviers blancs, les brasser, les soulever mais évidemment il ne voudrait pas troubler les courbes sublimes dessinées par Mirna. Et s’il saisissait malgré tout les graviers à pleines mains et ruinait les tracés trop parfaits de sa femme ?
Le noir tremble dans l’encrier. La secousse est légère mais tout de même perceptible. Les verres cliquètent dans la cuisine. Il sent la vibration du sol, attend quelques secondes. Il ouvre le réfrigérateur, des flacons de sauce se sont renversés. Il saisit la théière glacée et la pose sur la table. Les femmes quittent l’ombre des arbres et se recroquevillent au centre du square. La jeune mère peine à réprimer de petits cris, son bébé continue de dormir. Le noir tremble au bout du pinceau. Elle pose la pointe des poils gorgés d’encre sur la feuille. Le papier boit le liquide sombre qui bave dans ses anfractuosités. Elle laisse se dessiner un arbre dans le tremblement du monde, ses feuilles bruissent dans le vent d’été. Il sort du placard deux petites tasses ornées de fleurs rouges et les place sur un petit plateau avec la théière. Une onde de grondement sourd parcourt la ville. Des sirènes de police se déclenchent dans le lointain. Le noir se dilue dans l’eau, ses rigoles se dissolvent sous le jaillissement du robinet. Il y a toujours du noir qui sort de la base des poils serrés. Elle laisse son pinceau tremper un instant dans un petit verre à côté d’un long vase étroit où survit une fleur d’iris. Il frappe à la porte de l’atelier. Mirna lui ouvre, étonnée de le voir, de le voir apporter du thé glacé. Il pose le plateau sur la table, verse le thé dans les petites tasses. Il jette son regard sur la feuille qu’elle vient de peindre, ses yeux pétillent. Son regard d’autrefois. Ils se sourient, surpris, en prenant les tasses de thé. Les femmes se relèvent, l’alerte est passée. J’ai eu si peur, j’ai paniqué, excusez-moi. La jeune mère prend dans ses bras l’enfant qui vient de se réveiller. Il est encore loin le Purple Bar.
Calligraphie, l’encre luit dans la pierre, l’encre noire qui compte tant dans l’écriture… et dans la peinture
La phrase d’ouverture à chaque bloc nous happe, nous indique le chemin, alors on poursuit, on découvre la juxtaposition des scènes avec personnages, ce il qui nous intrigue
et puis ce beau final avec la porte de l’atelier qui ouvre sur l’homme avec le plateau et ses petites tasses à thé, le thé telle l’encre, tremblant contre la faïence…
Avant d’écrire, j’ai beaucoup (trop ?) gambergé sur la proposition, la notion de fractale sans savoir qu’en tirer… je suis étonnée en tout cas de voir avec quelle insistance la peinture s’invite dans mes textes depuis quelques temps…
Merci beaucoup Françoise pour ton passage ici.
On lit à la jonction de la matière et de l’objet représenté, cadrage ultra-serré qui épouse vraiment le geste de peindre. L’hintrigue est lestée d’entrée de jeu, comme en lien avec la volonté de s’extraire et peindre de ton personnage. Fort ! La fractale te réussit !
Merci infiniment de ton retour Nolwenn, j’avais plus que des doutes…