Dans la lumière des bougies parfumées, avec la musique douce et le miel pour le thé, Paul m’a rejoint. Il est dans ma cuisine comme chez lui. Il sait où trouver les deux théières dont il a besoin, l’une pour l’infusion et l’autre pour le service ainsi que les tasses d’un service à thé japonais en porcelaine qu’il m’a offert parce qu’il trouvait trop laid de boire du oolong dans des mugs achetés à l’aéroport. Il ouvre la bouteille d’eau minérale et remplit la bouilloire électrique qu’il met en route. Il croise les bras et me sourit. Il retire une cigarette du paquet qu’il jette sur le plan de travail. Il doit s’y prendre à trois reprises pour obtenir la flamme de son briquet. J’aime ses mains. Je suis debout dans ma cuisine appuyée sur le plan de travail comme lui. Je croise aussi les bras. Il sourit et souffle dans ma direction. Je n’aime pas quand il fume surtout dans l’appartement. Je trouve cela bien plus laid que mes mugs d’aéroport mais je ne dis rien. Il a cet éclat dans le regard, un peu plus d’intensité et il pourrait paraître fou. Peut-être que son rituel du thé est pour se donner de la contenance et dompter l’exaltation qui menace de s’emparer de lui. Je ne sais pas. Il est en train d’écrire son spectacle et je lui pardonne ses humeurs. Il se rappelle qu’il n’a pas ouvert la fenêtre alors il l’ouvre derrière lui, souffle sa fumée dehors, éteint la cigarette sur le rebords, rit et se retourne comme pour m’annoncer une bonne nouvelle.
– L’incroyable c’est quand je reconnais que tout ce que j’ai ce sont des idées ressassées, des habitudes entêtées, alors je capitule, je me détends et quand je me détends sans y penser je trouve du neuf! Le geste neuf!
J’éteins la bouilloire et j’ajoute pour me justifier :
– Tu dis toujours de ne pas laisser bouillir l’eau pour le thé.
Paul jette la cigarette éteinte dans la poubelle sous l’évier. Il se lave les mains et laisse couler l’eau. Je m’approche. Je prends ses mains et nous regardons l’eau couler sur nos doigts enlacés. Il ferme le robinet et m’embrasse, m’enlace puis il s’éloigne.
– Pose toi une série de questions sans y apporter de réponses, juste les questions. Au bout d’une semaine les réponses vont te chercher. C’est obligé. Après il faut se tenir prêt et écrire, écrire tous les jours.
Il a dit cela comme pour lui-même tout en me faisant asseoir à la table de la cuisine avec un baiser sur le front pour que je reste sage. Puis il a fini la préparation du thé. Nous l’avons bu dans la chambre où nous nous sommes déshabillés. J’aime ses mains, j’aime sa bouche. Il s’est abandonné, réfugié dans ma chaleur. Mes mains savent son corps, son front large, ses pommettes hautes, son menton grisonnant, sa pomme d’Adam comme trop à l’étroit dans sa gorge. Prisonnière, elle tire sur la peau. Il est maigre, et grand. Moi je suis petite. Ses mains sont belles, fines et gracieuses. Il a la couleur du pain chaud, et l’odeur du lait chaud. Je suis toute petite. Et je ne sais pas comment l’aimer. Je sais seulement comment accompagner son désir pour qu’il me désire plus fort encore.
Paul s’est assoupi dans la lumière des bougies parfumées. J’ai tenu ses mains, veillé sur son sommeil, respiré comme il respirait, lissé les rides sur son front et écouté les battements de son cœur.
A son réveil, j’ai mis des raisins, et le miel de Mathilde dans sa bouche. Il est parti sans un mot. Il n’y avait rien à dire. Je l’ai vu et je n’ai vu personne d’autre. Je l’ai vu et je me suis arrêtée là. Je n’ai même pas cherché à y mettre une fin. J’ai plutôt cherché toutes les justifications à mon obstination. « Je suis sa muse ». « Il est mon mentor ». « Les choses vont changer ». « Je crois à la loi de l’impermanence ». Je me répétais ces justifications comme d’autres le feraient d’affirmations positives le matin devant leur miroir pour s’encourager et sortir de leur appartement pour vivre. J’avais trouvé la frontière qui définissait ma géographie. Contre son corps, je pouvais dessiner mon corps. Je ne sais pas, parce que je suis petite ce que c’est l’amour, ce que c’est aimer, mais j’ai voulu de toutes mes forces que ce soit ça : la rencontre émerveillée où en découvrant l’autre du bout des doigts, de la langue, de la peau, on se découvre aussi, on s’appartient aussi.
Maintenant j’apprends la solitude du corps.
Il appartient à une autre et moi à personne.
« Au bout d’une semaine les réponses vont te chercher. » (la question qui n’a pas été posée c’est celle du corps, taille et géographie du corps) et la narratrice reçoit la réponse, elle comprend les contours (je ne sais pas comment expliquer, mais en lisant, je sens une mise en abime constante, avec un « envers » qui se dévoile peu à peu). Merci.
Tu me donnes matière à réfléchir. Merci Christine 🙂
je ne parviens pas encore à relier tes différents textes et tes autres personnages dont j’ai gardé mémoire… quoi qu’il en soit, il est intéressant de plonger à chaque fois dans ta verve coulante attirante et on va dans ce corps à corps à la fois doux et impératif en espérant qu’il restera un peu chez elle… on n’appartient à personne
merci pour ce beau moment