La main se pose sur le livre railleur. La main porte le livre. L’ouvre. Le livre est plein de jugements derrière ses grosses lunettes. Un bon millier de pages. 1764 pages, précisément. Il va à la page 1454. Il lit,
Par « cuillers » ? « Cuillers » ? Quelle drôle de graphie. Il reprend,
Drôle de graphie, drôle de graphie. Il reprend,
Il vérifie. Oui, le mot « bouillie » est répété deux fois. Ca le trouble. Il ne sait pas pourquoi ça le trouble. La graphie de « cuillers » le trouble aussi. Quelle drôle de graphie. Il reprend,
Drôle de graphie. Vraiment une drôle de graphie. Il tourne les pages. Il compte. Il lui reste une deux trois quatre cinq six sept huit pages. Plus que huit pages. Seulement huit pages. Ce n’est rien huit pages. C’est huit pages seulement. Il reprend,
Non, il lit mal. Il n’a jamais lu aussi mal. Il s’en veut de lire aussi mal. On ne commence pas au milieu d’un paragraphe. Il revient au début. Il reprend, très rapidement cette fois, ça défile sous ses yeux,
Non non non, il lit mal. Il lit décidément mal. Il lit tellement mal qu’il ne comprend plus rien. Il a l’impression de ne rien comprendre. Il croit qu’il ne comprend rien. Il comprend, mais pas tout. Il y a des choses, il ne les comprend pas. Elle entend quoi par « docteur » ? C’est un docteur d’université ? Et par « bouillie » ? Et par « café » ? Pourquoi une cuiller à café — drôle de graphie — et non une cuiller à bouillie ? Il faut lire plus lentement. Il reprend, cette fois très lentement, le plus lentement possible,
Non non non non non, il lit mal. Non non non non non non non, la phrase traine. Elle ne veut plus rien dire non plus. Les mots sont déconnectés, isolés. Non des mots, mais des syllabes, des sons, des lettres, privés de sens. Il tourne les pages. Il compte. Une deux trois quatre cinq six sept huit pages. Plus que huit pages. Ca se finit à la page 1461. Il lui reste les pages 1454, 1455, 1456, 1457, 1458, 1459, 1460, 1461. Huit pages seulement.
Moins les trois lignes de la page 1454. Le paragraphe commence à la quatrième ligne de la page 1454.
Moins les six ou sept lignes de la pages 1461. Le dernier paragraphe s’arrête six ou sept lignes avant le bas de la page 1461, ne va pas jusqu’au bout.
Moins les lignes vides qu’on trouve entre deux paragraphes, parfois. Il a un peu faim. Lire lui donne mal à la tête. Il s’étonne. Comment faisait-il, avant ? Tout était si simple. Il a un peu faim. Il compte. Vingt-et-une lignes vides. Il compte à nouveau. Pour être sûr. Vingt. Vingt ? Comment ça, vingt ? C’était vingt-et-une, la dernière fois. Il compte à nouveau. Il n’est plus certain de rien. La réalité s’effrite autour de lui. Vingt-et-une. Il compte à nouveau. Pour se rassurer. Vingt-et-une. Il compte à nouveau. Vingt-et-une. Il compte à nouveau. Vingt-et-une. Il compte à nouveau. Vingt-deux. Vingt-deux ? Comment ça, vingt-deux ? C’était vingt-et-une, la dernière fois. Il compte à nouveau. Il n’est plus certain de rien. La réalité s’effondre autour de lui. Vingt-et-une. Il compte une dernière fois. Vingt-et-une. Une dernière fois. Vingt-et-une. Une dernière fois. Vingt-et-une. Il reprend
Souvenir d’un séjour à l’hôpital. Ca lui revient.
C’était il y a un peu plus d’un an. Il s’était réveillé. Sentiment de ballonnements. Il regarde la cuvette des toilettes. Du sang avait coulé, une quantité incroyable de sang, presque noir. Aussitôt, il s’était effondré. On appelle le SAMU. A l’hôpital, il en perd encore. On lui demande un échantillon de sang. Le sang coule, il ne sent plus le sol sous lui, il appelle, sa voix tremble, il sent des mains qui l’attrapent, l’agrippent.
Plus de forces dans les bras, dans les jambes. Son taux d’hémoglobine était descendu à 5. Ils sont plusieurs à le porter, à porter son corps énorme, monstrueux, un corps de cauchemar. Il est maintenant dans le service de réanimation. Quand il veut faire, il appelle, on le porte, on le pose sur le seau hygiénique. Il perd du sang. Il se sent mourir. Plus d’intimité. Plus de pudeur. Il devrait avoir honte de finir ainsi. Pourtant, il est heureux. La honte est partie. La peur de la mort aussi. Il n’a plus honte de rien, plus honte de son corps. Plus peur de rien. Il sait que tout ça n’a plus de sens.
Plus de honte. Plus de peur. Surtout, il se souvient de tous ces sourires. Pas des rictus. Rien de moqueur. Des sourires pleins de lumière. Des yeux pleins de chaleur, d’humanité. Tout ce monde, rassurant. Il y avait chez eux de l’amour. Il les aimait.
Il avait accepté sa déchéance. Accepté que son corps s’offre à la vue de tout le monde. Ce corps monstrueux, ce corps de cauchemar. Ce corps privé de toute pudeur.
Son chat lui manque, parfois. Il pleure, quand il regarde ses photos. Une fois, au téléphone, il parlait avec sa mère. Elle entendait sa voix, il entendait ses miaulements, elle le cherchait. Il fallait lutter pour ne pas montrer qu’il pleurait. Et quand une infirmière entre dans sa chambre, il en parle. Il veut en parler. Il montre ses photos. Aujourd’hui, c’est l’hôpital qui lui manque. Fatigué, il referme le livre.