Il y a cette porte, cette porte de garage, une porte blanche en bois peint. Une porte rudimentaire, à la clenche ancienne, une simple clenche de fonte noire. Il y a cette porte. Pendant longtemps cette porte ne représente rien. Ni pour la mère, ni pour le père, ni pour la petite fille. Pendant longtemps cette porte de garage n’est rien d’autre qu’une simple porte de garage. Une porte un peu trop lourde qui, avec les années s’est mise à frotter, puis à dessiner des traces arrondies sur le sol, puis à branler. On peut apercevoir la porte en arrière fond de certaines photos. Des photos prises par la mère. Des photos de la petite fille jouant dans l’allée du garage. Jouant avec son tricycle. La petite fille porte une robe en tricot. Elle a aux pied de sandales de gym à élastique. Elle est assise sur la selle mais semble avoir du mal à gérer une situation complexe. Elle tient en effet dans sa main droite une paire de lunettes solaires alors que son guidon de tricycle a viré si fort à gauche qu’elle ne peut plus le redresser sans utiliser ses deux mains. Est-ce parce qu’elle s’en amuse que la mère la photographie ? En arrière fond de la photo on aperçoit le bas de la porte de garage. A ce moment-là, la petite fille doit avoir 2 ans et demi. On ne peut rien lire sur cette photo de l’importance que prendra cette porte de garage. C’est plus tard. Bien plus tard. Alors qu’elle aura tout juste six ans, que le regard sur la porte de garage va changer, changer brusquement au retour d’un enterrement. Mais ce changement ne sera en rapport direct ni avec l’anniversaire de la petite fille. Ni avec l’enterrement auquel elle a assisté avec la mère. La mère a enterré un vieil oncle. La petite fille se souvient d’un appartement sombre, exigu, un appartement de vieilles personnes. Il y avait au centre de la pièce un fauteuil dont elle ne voit que le dos. Un fauteuil en skaï foncé. Avec un napperon en dentelles sur l’appuie-tête. Cela l’aura marqué peut-être parce qu’il y avait une sorte de mystère qui entoure ce fauteuil vide, ce fauteuil de dos. Elle se souvient d’avoir regardé le fauteuil. Elle se souvient aussi d’une table, ronde, sur laquelle il y avait une tarte ou alors juste des tasses de café. Il lui semble qu’il n’y avait que de grandes personnes. Et qu’on parlait bas. L’appartement était à l’étage. Elle se souvient d’avoir descendu des escaliers. L’escalier lui semble-t-il était en pierre, avec une rampe en métal, comme dans les tours de château. Mais sans doute mélange-t-elle plusieurs souvenirs. C’est au retour que l’évènement a eu lieu. L’évènement qui mettra la porte de garage au centre. L’évènement qui fera de cette porte de garage un portail entre deux mondes. L’évènement qui fera qu’une fois passée cette porte, la vie aura changé pour toujours. Pour elle comme pour la mère. La mère et la fille marchent dans l’allée menant à la porte du garage. Peut-être se tiennent-elles la main. Peut-être qu’à cette époque, la mère accepte encore de prendre dans la sienne la main de la fille. La mère, elle le découvrira plus tard, a tendance à se replier sur elle-même plutôt qu’à chercher du réconfort, par exemple en prenant dans la sienne la main de la petite fille, quand elle a du chagrin. Ce jour-là, suite au décès de son oncle, la mère a du chagrin. Ce n’est peut-être pas tant la disparition de cet oncle qui l’attriste. Peut-être est-ce, plus généralement, la solitude qu’elle ressent, elle qui est déjà orpheline de père et de mère. Elle dont la soeur s’est exilée en Australie. Elle dont le frère vit dans les colonies africaines. Elle qui n’a plus ici qu’une soeur. Une petite coiffeuse. Et qui voit, aujourd’hui encore s’en aller un membre de sa famille. Réduisant peu à peu cette famille à peau de chagrin. Il n’est donc pas sûre que la mère ait tenu la main de la petite fille ce jour-là. Peut-être était-elle enfermée dans ses pensées. Dans sa tristesse. La mère et la fille marchent dans l’allée menant au garage, elles s’avancent vers la porte du garage. Mais pourquoi la mère décide-t-elle ce jour-là de rentrer dans la maison par la porte du garage. Pourquoi choisit-elle la porte du garage plutôt que d’emprunter l’escalier de pierre qui mène à la porte d’entrée. Mais est-ce que les choses auraient été différentes si au lieu de pénétrer dans la maison par la porte du garage elles avaient ce jour-là emprunté la porte d’entrée. Sans doute que non. La mère s’arrête devant la porte du garage. Elle fouille dans son sac à main. Elle sort de son sac le trousseau de clés. Cherche la clé de la porte du garage. Elle fait pénétrer la clé dans la serrure et fait tourner la clé. Puis elle ouvre la porte. Elle pénètre avec la petite fille dans le garage. Et là. C’est là. C’est seulement à ce moment-là. En voyant le garage. Qu’elle sait. La mère. C’est à ce moment précis que de façon certaine. Elle comprend que le père l’a quittée. Qu’il s’en était allé. Qu’il s’est enfui. Profitant de l’enterrement. De l’absence de la mère et de la fille. Profitant du long temps presqu’immobile où on se rassemble pour rendre hommage à ceux qui s’en vont et ceux qui restent. C’est ce moment précis que le père a choisi pour embarquer à la hâte ses affaires. Et rejoindre l’étudiante. Mais comment l’a-t-elle su. La mère. A quoi l’a-t-elle vu. Comment a-t-elle déduit de façon si soudaine et définitive que le père s’en était allé. Qu’il les avait quittées. La petite fille n’en sait rien. Mais ce qu’elle sait c’est qu’à partir de ce moment précis, sa vie change. C’est brutal et radical. C’est tranchant comme une lame de couteau. Brûlant comme la flamme d’un feu. Et tout le reste de sa vie. Tout le reste de sa vie il y aura une porte de garage qui la séparera de la petite fille qu’elle était, de la mère d’avant, de la vie d’avant. La porte de garage en bois peint, cette porte un peu trop lourde, gonflée par la pluie, sera à jamais le symbole d’une déchirure absolue. Cette porte-là. Celle qu’on voit, en arrière fond, sur la photo où elle tente avec difficulté de négocier la conduite d’un tricycle et la possession d’une paire de lunettes de soleil. Cette porte de garage-là.