Marie tient proche du visage un chapelet. Elle compte les rangées de je vous salue…, il manque un grain du côté gauche. Tout aussi disparu le Notre Père en asymétrie du Quatrième mystère. La perle d’ivoire est plus petite. Absent la Gloire au Père et le Notre Père premier, remplacé par une bille de verre blanc quasi translucide. Véritable imposture, vraie lumière. Toucher lisse et non rugueux, dans quel camp se situe la Foi ? La croix ciselée dépareille également l’ensemble : trop fine, trop légère, imperceptiblement ondulée. De ces imperfections et amputations, soudures et oxydations, le diktat spirituel cède place au désarroi humain. Elle observe l’artefact d’une vie, d’une histoire, un objet brisé – tout comme sa propriétaire originelle – par les années d’occupation, par la Prison de Saint-Gilles, par cet ami déporté en Pologne, jamais revu, par les années de déclin, par les années d’érosion et par la disparition de l’espérance. Je te connaîtrai demain lui fut dit par un visage dont elle a oublié le nom. Puis elle dépose cette relique précieuse. Aucune autre ne lui ressemblera, aucune autre ne portera cette charge émotionnelle, ne sera aussi belle dans ses imperfections. Elle se lève, passe de l’atelier à la cuisine, de la cuisine à l’atelier, en mouvements spiraux concentriques, puis dépliés excentriques, sans aucune diagonale, étourneau solitaire. Elle marche d’un pas rapide et lourd, elle a troqué ses chaussures contre des pantoufles un rien trop grandes, un rien trop chaudes en cette saison. Elle glisse de la foulée de l’angoisse, de la colère, une image en tête : un Missel du dimanche, éditions pontificales numéro 133. Imprimé en 1941 à Braine-Le-Comte par Zach et Fils. Y figurent les calendriers des Fêtes de 1942 à 1945, les Circoncision, Épiphanies, Sexagésime, Pentecôtes, Saint divers, Christ-Roi. Pas de traces des exécutions, des bombardements, du rationnement, de la maladie, des disparitions… Que de joie, que de célébrations, des fastes au fer rouge… Un cachet sur la première page mentionne à l’encre Aumônerie des prisonniers de guerre et de leur famille. 63, rue Montoyer, Bruxelles. Que de joie, que de célébrations, des fastes, au fer court… Elle pleure, Kath. Kriegspfarrer qu’elle dit d’une voix lasse, Kath. Kriegspfarrer. L’horreur dans sa langue natale. Elle lève les yeux les traits rageurs, les larmes abondantes. Impensable pourtant de craquer, seuls les arbres peuvent se le permettre, elle vit cette chute dignement, ne veut pas que Pierre l’entende. Elle refuse qu’il lui parle encore de cette période et qu’il évoque cette nuit noire. Elle relance sa chorégraphie domestique sous forme d’une charge précise. Elle lève le pied pour ne pas buter sur une marche, sa pantoufle pendouille, elle compense de la hanche la déclinaison de la dalle dessertie, son visage se crispe. Elle garde à tout moment l’espace entier à portée de regard, le tracé des angles morts en tête. Kath. Kriegspfarrer
Poignant. Sensation d’un coeur en vrille que la précision des descriptions affûte pour rendre le coupant des mots encore plus tranchants. Poignant et étonnant.
Bonjour Jean-Luc, merci pour votre message. J’ai ces missels et ce chapelet à portée de main. Ces objets achetés alors que je parcourais un vide-greniers m’ont énormément remué lorsque j’ai lu les dates, vu ces cachets de l’armée allemande… Ce mélange de foi et de génocide, de dévotion et d’inhumanité ont déclenché une série de réflexions à l’arborescence assez folle (fractale ?). J’aimerais tenter d’aller – dans un version ultérieure – à la fois dans le détail et aussi dans l’expansion, les grain des pages, leur odeur, les taches, les traces d’usure et de vi(d)e. Excellente journée !
Glissement dans les strates de l’histoire à travers un objet observé à la loupe et tout ce qui lui est rattaché
« Elle garde à tout moment l’espace entier à portée de regard, le tracé des angles morts en tête »
Heureuse de te retrouver dans cette exploration rageuse, Gauthier…
Bonjour Françoise, heureux de te lire ! Merci pour ton retour, je travaille autrement, un peu en coulisses et avec la médiation du cœur et des tripes. Ce qui n’est finalement pas incompatible (j’espère ne pas me tromper) avec l’exploration technique demandée par François. Très belle journée!
poignant oui, le sentir et le dire
et puis revenir en lisant lentement parce que l’écriture…
Tellement heureux de lire votre message ! Lire lentement (je lutte contre l’accélération actuelle du monde)… oui, je dois aussi me relire, je me rends compte… que je vis et pense en strates, que beaucoup d’éléments se superposent. C’est ma perception de l’existence : multiple, toujours. Je rédige comme je « respire ». Très belle soirée ou journée!