La béquille a deux couleurs, gris pour la tige et bleu pour l’appui et sa poignée. Félicité l’a calé contre la porte en bois de la cuisine. Nous la trouvons tout au long de la journée dans toutes les pièces de la maison. Dans la nuit, puisque je ne dors plus, alors que j’étais dans la cuisine, elle est tombée, presque sans bruit sur le carrelage blanc. Le plastique a rebondi timidement sur le sol. Je dis timidement parce qu’entre ma tristesse et ma colère j’aurais agrippé la tige grise et j’aurai cassé toute la vaisselle de la maison avec force et toutes les vitres aussi, si j’avais pu. Si j’avais pu. Au lieu de cela, à la lueur de la pleine lune, j’ai marché avec la béquille, pour en éprouver le soutien. Ma jambe n’était pas cassée, ni ma cheville foulée, j’avais toute ma mobilité, et une béquille était exactement ce dont j’avais besoin, au milieu de la nuit à défaut de briser du verre, puisque l’intérieur s’était effondré. J’avais enterré ma mère, voilà 3 jours. L’effondrement imparable, un trou béant que je ne pouvais pas ignorer. Le trou avait toujours été présent mais j’avais su jusqu’ici, esquiver la douleur. J’étais maintenant face à elle. La pleine lune découpait des tâches blanches géométriques sur l’évier et mon tumulte intérieur, pour ne pas hurler dans la maison endormie, s’arrimait aux détails sur lesquels je pouvais poser les yeux. J’ai fini par m’asseoir devant l’évier le dos appuyé au mur. Un goutte à goutte insistant trouait le silence de la nuit. Guylaine avait posé sous la fuite de l’évier une petite bassine rouge pour recueillir l’eau. Elle n’osait pas demander son aide à Tonton Odilon. Qu’allait-il devenir maintenant que ma mère n’était plus là. Je serrai les poings sur la béquille. J’avais enterré ma mère, voila trois jours. J’agrippais la béquille, avec le peu de lumière, je tentais d’appréhender tous les détails de sa facture, les différentes textures, son pied avec le bouchon de plastique gris en matière sans doute anti-dérapante, d’éventuelles rayures sur la tige (il n’y en avait aucune), sa rigidité (elle n’allait pas plier). Elle ne devait pas plier. J’étais comme une folle assise par terre dans la cuisine à scruter à la lumière que la lune déversait par les persiennes, une béquille grise et bleu qui n’était pas la mienne. Voila 3 jours, j’avais enterré ma mère.
Nous avions ri avant d’aller nous coucher, Guylaine, Félicité et moi. Et je riais maintenant entre mes larmes. Nous avions pleuré et nous avions ri en regardant les photos. Une idée de Félicité. Plutôt que chacun soit seul avec son chagrin et sa douleur, elle nous avait imposé l’ouverture de la boite avec les albums que ma mère gardait précieusement dans sa chambre. Nous avions ri et pleuré en nous passant les photos de baptêmes, de première communion, de mariage, de naissance et d’anniversaire. Nous avions pleuré et nous avions ri parce que sur l’une des photos datant de 10 ans plus tôt, il y avait une béquille, qui ressemblait à celle qu’avait Félicité aujourd’hui. A qui pouvait appartenir cette béquille? Nous n’en avions plus Guylaine et moi le souvenir. Nous étions sur la photo d’il y a 10 ans, assises sur les trois marches devant la cuisine. J’avais un large sourire et ma soeur aussi. Félicité peut-être 4 ou 5 ans, tirait la langue au photographe la tête appuyée sur mon genoux. Elle ne nous a pas lâché jusqu’à ce que sa mère et moi acceptions de recomposer la même photo, dans les mêmes attitudes pour montrer sans doute le poids des années, sinon quoi d’autre. Nous nous sommes pliées au jeu, pour lui faire plaisir, pour soutenir son sourire et la distraire de son chagrin, elle qui considérait ma mère presque comme sa mère tant Guylaine l’avait eu jeune. Elle a posé sa tête sur mon genoux, elle a tiré la langue. Guylaine et moi nous nous sommes regardées et nous avons ri. Tonton Odilon pour une fois n’avait pas fait son grincheux et nous avait prises toutes les trois en photo. Il ne savait pas à qui appartenait la béquille d’il y a 10 ans et personne ne se souvenait d’une jambe cassée.
« La pleine lune découpait des tâches blanches géométriques sur l’évier et mon tumulte intérieur » (houlala, je la garde cette phrase là) (enfin, les autres aussi, et l’objet découpé dans la lumière qu’est cette béquille) (je crois qu’on a tous toutes comme ça des béquilles qui ressemblent à l’oeil nu à autre chose que des béquilles) (bref, merci)
du coup j’ai eu envie d’aller rechercher la définition du mot « béquille » : « bâton… pour se soutenir »
j’ai aimé cette idée que d’imaginer se servir d’une béquille même si on n’a pas la jambe cassée ou la cheville foulée
(ce texte me touche particulièrement car j’ai passé de trop nombreux jours en béquille au cours de mon existence !…)
Toujours un grand plaisir à te lire. C’est bluffant l’univers que tu mets en place autour d’une béquille, un objet qui peut pourtant paraître froid, du plastique et du métal mais auquel tu donnes une fonction essentielle de soutien dans le deuil que tes personnages connaissent et que tu places au centre du texte.
« Une béquille était exactement ce dont j’avais besoin, au milieu de la nuit à défaut de briser du verre, puisque l’intérieur s’était effondré. »
Et puis l’écho sur la photo. La béquille déjà présente pour qui, pour quoi, on ne sait pas mais peu importe. C’est fort.
Merci.
Merci à vous 🙂