Et si je l’avais retrouvé ? La vie est une carte, on cherche son itinéraire. L’itinéraire est un corps, la vie est un corps de carte pliée dépliée retournée. Et si j’avais cherché avec le doigt une situation géographique, affective, mémorable, fugace, dans les plis de mon corps carte, le seul à pouvoir à oser à tenter à désirer la route, la départementale, le décor, les détails, et si, et si je l’avais retrouvé ? Je suis en charge. Je suis la seule à pouvoir le faire. Comme le petit poucet qui doit sauver ses frères est le seul à avoir l’instinct de semer les cailloux, itinéraire, route, chemin, je suis la seule à allumer la lumière ici, il fait bien sombre mon capitaine. Nous sommes tous morts. Ou nous sommes tous indifférents. R et M sont morts, L et B désarmées, et, puisque c’est une histoire de temps, je suis la seule de ma génération à ne pas être insouciante. Ceux nés à mon époque – que des garçons – s’en moquent – c’est une histoire de femmes, entre les femmes qui survivent et celles qui doivent noter, je dois noter. Je dois noter avant le Tout doit disparaître du volet roulant final fermé, un pissenlit dans le trottoir, un tag délavé, et puis plus rien. Je suis la seule à être capable de résumer, extraire, récupérer les preuves. C’est une grande charge. Ma carte corps est abîmée, j’ai peur qu’elle se déchire. Si c’est le cas, nous serions tous passés du plein au vide dans un battement de cil – c’était le soir, et j’ai souhaité ardemment que la nuit passe très vite (j’étais enfant), tant j’avais envie de vivre déjà le matin, d’être déjà active, j’ai été exaucée, j’ai fermé les paupières, les ai réouvertes, ça n’a duré qu’une seconde, le matin était là. J’ai trouvé ça sublime (j’étais enfant). À l’heure où mon corps carte se penche vers l’arrière, je change d’avis, ce n’était pas sublime, mais terrifiant. Je change d’avis. Ils n’étaient pas communs. Ils n’étaient pas indestructibles. Ils n’étaient pas comme tout le monde, et pourtant dieu sait si tout le monde est comme tout le monde, mais pas eux, ou bien ils étaient comme tout le monde, incomparables. L’histoire de la carte postale, je l’ai déjà racontée. Elle n’a l’air de rien. Qu’est-ce que ça raconte ? Une coïncidence, une anecdote, un événement non dramatique, sans gravité. Une carte postale sans gravité, c’est bien normal (dit Pierre Fresnay dans L’assassin habite au 21). Une rencontre accidentelle. Je suis petite et je suis vieille. Je suis en charge de rendre compte d’une rencontre accidentelle, dentelle. Il y en avait à la brocante ce matin, diaphane, comme si le lin avait perdu la moitié de ses fils en route. La matriarche a perdu tous ses fils, bien plus que la moitié, à cause des trains qui partent vers Dora, Dachau, et rentrent à vide. Et il y a le passage du bac. Et si je l’avais retrouvé ? Ce serait extraordinaire. Et si j’avais retrouvé sur la carte ce qui est in-retrouvable, invérifiable ? Je peux toujours décider que c’est vrai, que c’est la bonne réponse. Je peux toujours parler du doute qui est une bonne manière de vivre. Je peux toujours continuer de marcher sur la jambe du doute et celle du certain, d’une certitude interne, profonde, ça ne mange pas de pain. Mais si c’était lui, si c’était le bon bac, le bon endroit, le lieu exact ? [« Le bruit sourd des chaînes guidant le bac d’une rive à l’autre de l’Odet, entre la cale du vieux port de Bénodet et celle de Sainte-Marine, le port bigouden de Combrit. Historien amateur, Renan Clorennec n’a pas oublié le va-et-vient du bateau qui, jour et nuit, transportait véhicules et passagers jusqu’en 1972, entre le pays fouesnantais et le pays bigouden. Un trait d’union indispensable pour le sud de la Cornouaille, évitant un détour de près de 40 km par le centre-ville de Quimper. La suite est réservée aux abonnés ».] Je ne suis pas abonnée, ce n’est pas grave. C’est comme ces livres dont on a lu que quelques pages, le début, le milieu, mais on sait ce qu’ils contiennent. Non pas qu’ils soient décevants, ennuyeux et qu’on n’a pas l’envie d’en savoir plus, on sait ce qu’ils contiennent parce que ça rentre en soi, ça prolonge le bras, ça se met sur le flanc, notre flanc, et dès qu’on marche ça se met à marcher avec nous, ça se déplace comme un vêtement, j’allais dire un nouveau vêtement, mais non, c’est un vêtement ancien, qui était déjà là, mais invisible, et d’avoir pris le livre en main le fait réapparaître. On touche sa texture, coton, velours, c’est la première fois qu’on le touche, et non, on l’a touché avant de naître, avant le germe des étoiles, cosmos et tout le fatras, le gaz, la matière noire et les grandes étincelles. Il y a des choses qu’on sait sans les connaître. J’entends ce bruit, ce bruit qui est écrit, « le bruit sourd des chaînes guidant le bac d’une rive à l’autre de l’Odet », parce qu’il est évident, il est de la famille des substances principales. Avec son air péquenot. La paille collée à nos semelles toujours. Même cirées, même neuves, même le dimanche. Les pâtes découpées à la main. Le cuir qui n’a même plus de peau, râpé. Nous sommes râpés. R et M découpés en morceaux, en lamelles, frottés contre les métaux d’usine, contre les clous et traversés d’échardes, moule du fondeur, écume de la fonte brûlante qu’il faut récupérer, échafaudages, tubes, chevilles, tout ça monte dans le bac. On entend bien le cri des mouettes, d’ici aussi. On monte tous dans le bac. Pour faire simple : tous dedans. R, M L, B et moi. Ajouter à chacun les corps fantômes, et moi qui fait corps carte, pour voir. Ce que je tente de rassembler n’a pas de consistance, tu m’étonnes que ça urge, que ça coince, que ce ne soit pas entre guillemets (index et majeurs activés de chaque côté de la tête) normal. Alors je fais comme tout le monde. Je suis comme tout le monde. J’ai des brûlures. J’ai le ventre vide. Je me cogne les pieds. Je regarde une photo. J’évite de regarder une photo. Je vois une photo sans poser le regard dessus, comme tout le monde. On est fait de ça. De passages sur des bacs. Du bruit des chaînes, du bruit des mouettes, et les mouettes crient, c’est bien normal, car elles sentent, ou elles savent, qu’un moment est insupportable. Il ne s’est rien passé. Ce n’est même pas une histoire de Styx. On a traversé tranquillement, avec le hasard entre nous, parce que les choses se font comme ça, par accident. On ne peut pas dire qu’on n’a pas eu mal. On a eu mal. On ne peut pas dire qu’on n’a pas été bien, on était bien. Mais je ne peux pas écrire de testament, toujours. L’idée du bac, c’est bien d’aller d’une rive à l’autre. Allons.
(photo des années 1970, collection Serge Duigou)
Je ne sais pas dire ce que j’aime, du cri des chaînes ou du grincement des mouettes, mais ça marche, vingt-dieux que ça marche, que ça décoiffe (bigouden, bien sûr). Merci, Christine.
JMG
Comme JM, je ne sais pas ce qui me remue, mais ça remue, physiquement, ça bouge, ça s’agite, ça me rappelle des trucs mais quoi, je ne sais pas et c’est ça qui est bon. Merci
» Comme le petit poucet qui doit sauver ses frères est le seul à avoir l’instinct de semer les cailloux, itinéraire, route, chemin, je suis la seule à allumer la lumière ici, il fait bien sombre mon capitaine. Nous sommes tous morts. Ou nous sommes tous indifférents. […] Je suis la seule à être capable de résumer, extraire, récupérer les preuves. C’est une grande charge.[…] c’est une histoire de femmes, entre les femmes qui survivent et celles qui doivent noter, je dois noter.[…] Du bruit des chaînes, du bruit des mouettes, et les mouettes crient, c’est bien normal, car elles sentent, ou elles savent, qu’un moment est insupportable. Il ne s’est rien passé. Ce n’est même pas une histoire de Styx. On a traversé tranquillement, avec le hasard entre nous, parce que les choses se font comme ça, par accident. »
Je vous lis, je vous suis, 5/5. nous allons dans la même direction. Merci !
Cueillie encore…
wouff! la claque ! de l’horreur délicieuse de témoigner…
c’est très beau. on ne comprend pas tout. on est obligé de s’y reprendre à plusieurs fois. ça fait partie de la lecture de cette écriture. on aimerait lire ce qu’il y a avant, ce qui viendra après. suivre le fil, prendre le bac, entendre le bruit péquenot des « substances principales »(!)
Quelle audace ! Cette lecture aussi comme une traversée. Merci.
Non mais les bacs j’adore – il y en a un blanc (le Maria quelque chose) qui croise le rouge (le Protoporos) et il y a six ou huit ans un autre, bleu et jaune – c’est en plein soleil souvent la mer est bleu toute la vie toute la vie ( la merco qui tracte la caravane devant la DS, le vent le sable le sel) (et Suzy Delaire qui chante « avec son tralala »…)
Merci à tous et toutes pour vos passages, échos (ça fait du bien : -) tout simplement).
« Alors je fais comme tout le monde. Je suis comme tout le monde. J’ai des brûlures. J’ai le ventre vide. Je me cogne les pieds. Je regarde une photo. J’évite de regarder une photo. Je vois une photo sans poser le regard dessus, comme tout le monde. On est fait de ça. De passages sur des bacs. Du bruit des chaînes, du bruit des mouettes, et les mouettes crient, c’est bien normal,… » bousculée par ce texte . Merci.
carte-corps / carte-mère / carte pliée dépliée repliée
cette quête, texte ponctué de « si je l’avais retrouvé ? » avec ses replis et déplis et son magnifique souffle… je m’y suis engouffrée
tout est inscrit sans doute mais on ne sait ce qui est vrai…
Grands mercis à vous.