Pourtant elle ne prend que rarement le train. Elle ne trouve pas que ce soit un moyen de transport pratique ; encore moins bon marché. Mais elle aime les gares, elle aime l’univers qu’elles évoquent, les possibles qu’elles suscitent. L’hôtel où elle séjourne surplombe une gare contemporaine moitié souterraine, moitié en plein air et tout le quartier est traversé dans ses entrailles mêmes par une voie ferroviaire qu’on pourrait qualifier de secondaire, la principale appelée « jonction Nord-Midi » se situant plus à l’Ouest. Quand il sort de la gare côté plein air, le train passe sur un pont, souvent elle le voit et se demande si elle préfèrerait être dedans ou si elle préfère seulement la sensation d’un possible ailleurs qu’il lui procure. Que ce soit Paris, New York ou d’autres villes, elle aime l’arrivée dans une ville par le train, cet envers du décor que les villes montrent malgré elles, cette fragilité, cette vulnérabilité. C’est comme ce qu’on révèle de soi dans les moments où on baisse la garde, où on croit qu’on ne nous voit pas, ce qu’on ne peut pas cacher même si on le voudrait. Elle aurait pu choisir n’importe quel autre hôtel car le quartier n’en manque pas, mais elle a choisi celui-ci avec vue sur la gare et ce n’est sans doute pas anodin, le duo hôtel-gare jalonne ses explorations intérieures comme si l’un n’allait pas sans l’autre quand il s’agit de prendre un nouveau départ dans une ville que l’on ne connaît pas, oui, mais elle, cette ville, elle la connaît comme sa poche puisque c’est la sienne et elle n’a jamais pris de nouveau départ dans une autre ville. Sa mère, quand elle y a débarqué pour la première fois dans les années cinquante, n’est pas allée à l’hôtel, jamais cela ne lui serait venu à l’esprit et de toute façon elle ne savait pas que cette visite allait changer le cours de son existence. Non, ce duo existe seulement dans son imaginaire ou dans la réalité d’autres personnes dont elle a lu les récits dans des livres et elle a dû le transposer ses propres pérégrinations littéraires.