#été2023 #08 | Tout sur les tortues

Recouvert de poussière. Sale, rayé, fissuré. Fatigué. Plein de creux, de bosses. Des trucs sont passés dessus, violemment. Il n’est plus si neuf. Il a des cicatrices. J’ai l’impression que c’est hier qu’il a été acheté. C’était durant mes années de lycée. Il me semble bien. Que ce soit avant, ça m’étonnerait, ma maladie d’acheter des livres, non seulement un ou deux occasionnellement, j’en ai toujours acheté, mais en masse, en tractopelle, sans mesure, avait commencé plus tôt. Ca avait eu des conséquences sur les anciens meubles. La bibliothèque qui était à cette place ne tenait plus debout. A force de vouloir faire entrer un maximum de livres. Elle tanguait dangereusement. Elle risquait de me tomber sur la caboche. Maintenant, il y a un bureau. Rayé, fissuré, sale. Fatigué. Une tasse de café est posée devant moi. Le café est froid. Il date. Je l’ai abandonné, je n’en veux plus. Il y a une bouteille d’eau aux trois-quarts vide. Une canette d’Orangina. Reclus dans un coin, un livre me regarde, me juge. Derrière ses grosses lunettes, elle me juge, elle me méprise. Un bon millier de pages, et moi, je ne sais pas quoi faire de ce regard, de ce jugement, de cette tasse de café que je ne veux plus boire, du bois fatigué et usé par le temps, et de tous mes souvenirs qui m’emmerdent.

J’essuie. La poussière. La crasse. Je déteste ça, la crasse, le désordre. Tout doit être le plus propre possible. Tout doit être à sa place. Je suis pris d’une envie que je peine à calmer. J’essuie la surface pleine d’imperfections, de cicatrices. A certaines arrêtes, la peinture est partie, révélant la vraie couleur du bois, claire, presque blanche. Peut-être ai-je trop essuyé à cet endroit. J’essuie la poussière. La crasse. J’essuie le livre qui me regarde toujours, ironique, moqueur, derrière ses grosses lunettes. Un ordinateur portable est posé, ouvert. Il est sale, aussi. Des pellicules se sont déposées dessus. Le clavier en est plein. Elles se sont glissées entre les touches. Le clavier est plein de la sueur de mes mains. Certaines touches sont plus graisseuses que d’autres — le A, le Z, le E, le R, le D, le F. La souris est pleine de la sueur de mes mains. Tout ça est plein de mes émotions. Tout ça est plein de mes coups de gueule. Tout ça est plein de ma solitude. Alors j’essuie le clavier. J’essuie la souris. J’essuie l’écran. J’essuie. J’essuie.

Je range. Un stylo, ici. Toujours utile d’en avoir un, même si j’écris le plus souvent sur logiciel de traitement de texte. Mâchouillé. C’est toujours la première étape, le papier. Tout écrire sur papier, raturer, corriger, ajouter, en faisant gaffe à ce que ce ne soit pas trop illisible, il m’est arrivé de ne plus arriver à me relire, puis taper sur logiciel de traitement de texte, se relire, corriger encore, ajouter encore, jusqu’à avoir un résultat satisfaisant. Il y a un petit cahier où sont notées des idées. Des pensées. Politiques. Sur la société. Sur le langage. Des analyses d’œuvres. Des vannes aussi. Calembours, surtout. Je les ai notées là. Il faudra les développer. On range. Une règle, 20 cm, et une autre, 30. Un Stabilo jaune. On range. Trouver de la place à tout, une place idéale, jusqu’à décider de changer, parce qu’il y en a une autre, plus idéale encore, jusqu’à décider que la place actuelle ne l’est pas tellement, que ça doit être rangé. Puis une fois que c’est fait, une fois que tout a été rangé du mieux qu’on peut, qu’on a éloigné toute insatisfaction, momentanément, le plus momentanément possible, on lance une partie sur League of Legends.

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Un bouchon mâchouillé trainait. Sur ce bureau — ce secrétaire, d’aucuns diraient — maintenant sale, à nouveau gagné par la poussière et la crasse, le bouchon agonisait. Couché, au seuil de la mort, il repensait à l’amour de sa vie, une bouteille d’eau qui, en ce moment même, pensait à lui, sûrement. Elle se privait de boire pour lui, sûrement. Et lui, dans son agonie, voyait tout autour de lui, qui le dépassait, le dominait, toute la mémoire délirante de l’humanité. Des livres, qui cachaient d’autres livres, écrasés par d’autres livres, on les avait ainsi placés pour économiser de la place, indéfiniment.

A gauche, une étagère, fermée par une porte vitrée. A droite, une étagère, fermée par une porte vitrée, identique à la première. Au milieu, le bureau — le secrétaire, d’aucuns diraient — imposant comme un ensemble de cuivres, martial, funèbre. Couvrant une grande partie du mur, il est composé d’une étagère supérieure et d’une étagère inférieure, chacune fermée par une double porte en bois, et, au milieu, d’un abattant qui s’ouvre, sur lequel on peut travailler, là où j’écris ces lignes. Contre le mur à ma droite, qui regarde dans ma direction, une étagère, vide, sans portes. Elle me reproche de n’y avoir mis aucun livre. Elle s’ennuie de ne rien porter, de ne servir à rien. Elle ne sait pas comment me le faire savoir. Un meuble, ça ne sait pas parler. Derrière moi, trois autres meubles sont pleins d’autres livres encore. L’étagère vide en est jalouse.

Maintenant, il faut assumer. Tout ce poids, l’assumer. Y faire face. On ne veut pas poser les yeux dessus. Tout ça, terrible, nous épouvante. Si on osait le faire, on serait vidés de toute force, trainant sur Terre comme des macchabées.

Le bouchon pense à sa bien-aimée. Il pense à elle, qui se prive de boire, qui se prive de rire, de chanter, de danser pour lui. Il l’imagine larmoyer, s’interdire de vivre, et ça lui fait extrêmement plaisir. Il pense à ceux qu’il ne reverra plus, qui doivent l’attendre. Il finira dans un sac en plastique et personne ne le saura. Très vite, il est rejoint par d’autres bouchons, dix, vingt, trente, cent, mille. Mes dents ont mordu dedans, les ont écrasés. Une manie incontrôlable, dont je n’ai jamais su me défaire. Ca abime ma dentition. Ma mâchoire pourrait rompre. Les voilà, couvrant tout, l’abattant où j’écris, le sol de ma chambre, la maison. Un jour, ils couvriront toute la Terre. Ce jour-là, on n’aura plus d’espace pour respirer.

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Le mur blanc scintille. Il est plein d’étoiles. Elles brillent depuis une éternité. Parfois, le mur saigne. Il est plein d’injures et de plaintes. Un chemin se dessine quand on le fixe, orageux. Et le clown triste, assis au milieu, sur une chaise, le fixe comme il fixe sa vie. Il le regarde lui rappeler ses pires hontes. Ses mauvaises notes. Les choses qu’il a dites avant de regretter. Ses anciennes opinions. Tout ça revient. Tout ça lui prend les yeux. Il se sent trop bête. Trop mauvais. Il regrette presque d’être né. Tout ça est trop lourd à porter. Il pousse cette chose, pense s’en débarrasser, la laisse là, loin de lui, mais ça roule, ça roule, ça retombe à ses pieds. Il n’a rien d’autre à faire que de s’y accrocher. Il est condamné à l’avoir dans le dos. Ruminer, revenir sur ce qui fait mal, c’est un passe-temps comme un autre. Un passe-temps que beaucoup ne comprennent pas. Ils ont essayé, mais rien à faire, ça les dépasse. Il faut voir le verre à moitié plein, dit-on. A quoi bon rester bloqué ? A quoi bon se torturer pour du vent ? Le passé, c’est le passé, dit-on.

On n’a pas directement peint sur le mur. De la toile de verre a été posée. Ca fait des espèces de motifs. Des lignes horizontales et verticales s’entrecroisent, forment des carrés. Par endroits, le mur semble jaune, sûrement à cause de la lumière artificielle qui éclaire la chambre. Ici et là, il y a des taches grises, la lumière artificielle n’y est pour rien.

Le clown triste, plein de pensées suicidaires, fixe le mur, il le voit se déchirer. Un chemin se dégage, de briques jaunes, menant à une Cité d’Emeraude, et il irait bien par-là, ça règlerait peut-être ses problèmes. Il y trouverait le courage qui lui manque. Des opinions convenables. Une personnalité appréciable. Des désirs bien comme il faut. Des pensées qui chantent. Un corps de rêve. Un humour qui fait rire. Ou peut-être devrait-il simplement sortir de chez lui, aller à la salle, se muscler. Tous les mecs font ça, aujourd’hui. Ils veulent ressembler aux héros des films d’action américains des années 80. Les mêmes, qui se foutent de la gueule des femmes, et qui, heureux de leurs préjugés, veulent croire qu’elles sont toutes superficielles, blâmant celles qui ne le sont pas, passent leur temps, en ce moment, à se tâter les muscles, à se photographier, à poster ça sur les réseaux sociaux, à s’en vanter. C’est devenu leur principale raison de vivre. Prendre le chemin de briques jaunes. Tout abandonner derrière soi. Se libérer d’un poids. Faire peau neuve. Il voudrait bien, mais il ne peut pas. Il ne peut pas parce que c’est un clown triste. En tant que clown triste, il a un rôle à jouer, une mission. Il décevrait son public, sinon. Que dirait-on, s’il ne se plaignait pas ? S’il n’avait pas le cœur sec ? S’il n’était pas excessif, détestable ? Plein de ressentiment ? De haine ? De calembours stupides ? Sa réputation est en jeu.

Il ouvre parfois un livre, au hasard. Il a réappris à lire. C’est encore lent. Pénible. Ca lui donne encore des maux de tête, mais moins qu’avant. Il se laisse porter. Redécouvre le plaisir de la lecture. Il est question d’une folle qui danse. Qui s’effondre, dans la salle de bal d’un Casino, après avoir été quittée. On parle d’elle. C’est dans tous les journaux. Peut-être qu’on la blâme. On la traite de folle. Qui comprend ce qu’elle ressent ? Pas même le lecteur. Une grande fille, ça doit avancer, se faire une raison, faire son deuil. La vie, c’est ça, des coups durs, des trahisons, mais quand on est adulte, on se relève, on n’a pas le choix. Connaissez-vous les cinq étapes du deuil ? Trois mois, vous dites ? Trois mois qu’il l’a quittée ? Jarnidieu ! Normalement, elle devrait en être à la quatrième étape. Il imaginait leurs blablas en fixant le mur.

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L’étagère de gauche, d’abord. Tout là-haut, il y a des livres en langues étrangères, presque tous en anglais, sauf deux ou trois, en italien. Beaucoup ont été achetés pendant un voyage à Bristol, il y a plus de dix ans. Chez un disquaire qui faisait aussi librairie. J’ai pensé, à ce moment, que je pourrais les lire. Tout lire. Avec assiduité. Sérieux. Pour améliorer mon anglais. Découvrir des œuvres. Des autrices, des auteurs. Puis l’envie de lire quoi que ce soit, en anglais comme en français comme en n’importe quelle langue, m’a lâché. Elle est partie. J’ai été abandonné par elle. Laissé seul. Je montais la rue de — je cherche le nom — le rue de — je cherche, je cherche — quel était son nom, déjà — rien à faire, je ne le retrouve pas — je la montais. Au bout on voyait l’université de Bristol, tout là-haut, comme une cathédrale, une tour immense, partout dans la ville il y avait des affiches, pour des représentations de la comédie musicale du Roi Lion, je me souviens d’un salon de thé, on y a mangé des cupcakes, un peu secs, tous le même goût, c’était décevant, on entendait les goélands chanter dans le ciel, le gérant parlait français, c’est la mer qui chantait, un homme serviable, charmant, mais son français n’était pas parfait, il faisait des fautes, j’entrais chez le disquaire, les livres m’appelaient, me donnaient envie. Je crois que cette boutique a fermé, aujourd’hui. Tout là-haut, il y a un livre de Sagas islandaises. Une traduction anglaise. The Sagas of Icelanders. Offert par un ami de ma sœur. Il était allé en Islande. Qu’on ait pensé à moi, ça m’avait fait chaud au cœur. Je le pris dans mes bras. Je ne l’ai jamais ouvert.

Plus bas, il y a des volumes de la Bibliothèque de la Pléiade. Une fortune. Si on vendait tout ça, si on s’en libérait, on pourrait racheter le Mont Rushmore. En grande partie de la littérature du XIXème et du XXème siècle. D’autres volumes sont entreposés ailleurs dans la chambre. Pourquoi ne pas tout regrouper ensemble ? Je ne sais pas. Ca me plait comme ça. Un jour, peut-être, j’aurai envie de changer. Il arrive que parfois, en pleine nuit, je me réveille, et que repensant à un détail dans le rangement de ma chambre, je me mette à tout changer. Je me réveille, ça devient une obsession. Inutile de lutter. Je me réveille. Je n’arriverai pas à me rendormir. Alors je range. Je change tout.

J’ai conservé de vieux livres de mes années de collège et de lycée. Ce sont des volumes bons marché, avec des couvertures en couleurs, et des dossiers pédagogiques. C’est censé guider la lecture. Il y a des exercices. De la grammaire. J’ai toujours détesté ça, la grammaire. De l’analyse de surface. Toujours le même type de questions. Bien bidons. Pas étonnant que les élèves s’emmerdent. Des exercices d’invention ronflants. Souvent, à l’intérieur, j’écrivais des choses. Je dressais des listes. Je n’avais pas encore le respect maladif des livres. Je redécouvre mon écriture, cassée, maladroite, grossière, difficilement lisible. Je redécouvre cette manie, aujourd’hui incompréhensible, d’écrire dans les livres des choses, des listes, sans rapport avec le livre. Et en me relisant, en déchiffrant cette écriture, je suis envahi d’une haine envers moi-même. Si je le pouvais, je me tuerais.

Il y a des livres de poche, aussi. Des romans, des nouvelles, beaucoup de théâtre, beaucoup de poésie. Se suivent, dans l’étagère de droite, des volumes de la collection Poésie/Gallimard. Un certain nombre de traductions, je l’admets. Un poète de ma connaissance s’insurgeait. La traduction, disait-il, c’est de la trahison, les auteurs, et les poètes surtout, ne se traduisent pas. Va apprendre toutes les langues du monde pour pouvoir tout lire, Coco. Va trouver le temps, Coco. On est bien heureux, aujourd’hui, que les épopées grecques et latines soient accessibles. On était bien heureux, au XVIème siècle, d’avoir des traductions de poésies italiennes, sans quoi le sonnet n’aurait pas pu se diffuser, tout comme les traductions des romantiques allemands, au XVIIIème et au XIXème siècle, ont permis la diffusion du romantisme. Parce que, même si une traduction est toujours — plus ou moins — de la trahison, c’est aussi ce qui permet aux œuvres de se transmettre, d’être lues par le grand nombre, de perdurer.

Mais il y a, dans le monde de la culture, un élitisme de merde. Tout ce qui peut rendre les œuvres accessibles sera considéré avec snobisme, avec mépris. Vous regardez les films en version doublée ? On vous crache à la figure. Des pétitions ont circulé pour interdire tout doublage. Leurs auteurs expliquaient que seules les versions originales permettent d’apprendre des langues étrangères, condamnant ainsi les séances de cinéma à être des cours de langues. Ils expliquaient aussi que le doublage nuit à la performance des acteurs. Ces gens, jamais ils ne considéreront le travail des comédiennes et des comédiens de doublage à sa juste valeur. Jamais ils ne comprendront que justement, leur travail est, sans être dans l’imitation caricaturale, de coller à l’original. Leur métier est noble. Ce sont des comédiennes, des comédiens, parce que véritablement, ils jouent la comédie, mais sans se donner en spectacle. Mais au diable tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne peuvent pas suivre de sous-titres. Au diable les petits enfants qui ne savent pas lire, ou qui le font avec difficultés. Au diable les personnes âgées dont la vue n’est plus aussi bonne qu’avant. Au diable les aveugles et les malvoyants. Au diable les analphabètes. Pour tous ces gens, et pour tous ceux qui, tout simplement, apprécient les versions doublées, par goût ou par nostalgie, c’est VO obligatoire.

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Je voulais tout décrire. Le moindre livre, un à un. Le moindre souvenir lié au moindre livre. Être exhaustif, il faut être exhaustif. Le plus exhaustif possible. Décrire la moindre poussière. Puis la flemme m’a gagné, une flemme terrible, qui écrase tout. Mettre un terme à ce texte ? Etre moins pointilleux, accepter de laisser passer des choses ? Dans ma tête ça bourdonne, ça tourne en rond, être exhaustif, laisser passer des choses, être exhaustif, mettre le point final, supprimer tout ça, être exhaustif, supprimer l’ensemble du chapitre, du livre, en finir, être exhaustif, le moindre choix laissera un sentiment cataclysmique de regret, les os seront broyés par une insurmontable fatigue. Je suis épuisé. Je prends un cachet de corydrane. Je dois prendre l’air. Décrire le moindre livre ? Ca donnerait quoi ? Un texte de quarante pages ? Imaginez… Surtout, ce serait consentir à se regarder en face, à regarder son ridicule en face, sa bêtise, ses vices. Je tourne en rond. Je tourne en rond. Je dois prendre l’air. Ne plus y penser. Eteindre sa pensée. Laisser tout ça derrière soi.

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Au-dessus, la double porte en bois est rayée, comme si on avait donné des coups de griffes. Sous le siège où je suis assis, le parquet est abimé, terne. Un des accoudoirs est comme déchiré. Devant moi, un chiffon. Je m’en suis servi pour essuyer un disque dur avant de le ranger. Une tasse de café. Encore tiède. Ca risque de refroidir très vite. Ai-je besoin de café ? Le lit est défait. Un matelas, un drap et un oreiller, sans rien. Pas de housse de matelas. Pas de taie d’oreiller. Ils ont une teinte un peu blanchâtre. Hier soir, j’ai eu un débat avec un mec. Sacrément con. Le type de gars fier de son ignorance et qui croit, en dépit de ça, pouvoir donner son avis. Il va falloir que je démonte mon mélodica pour le nettoyer. Il suffit que je repense à ce débat pour que la colère monte. J’aurais presque envie de le tuer. De le dépecer et de l’enterrer dans mon jardin. Je ne le ferai pas. Je ne sais pas où il habite. Et je ne veux pas de problèmes avec la justice. J’ai passé la matinée à faire de la musique. Le mélodica est maintenant plein de bave, il sonne moins bien. Il ne faudrait pas que les anches libres rouillent. Je bois mon café. Je grimace. Je l’ai acheté il y a deux ou trois ans. Pour un anniversaire. De la marque Yamaha. Les cadeaux, je me les offre. Deux octaves et demie. Je repense au livre que je lis. A-t-elle vraiment retrouvé des cahiers dans son armoire ? Je ne crois pas à son affaire. Je finirai la lecture ce soir. En attendant, j’ai un mélodica à nettoyer. Je sors le tournevis. Je lance un stream en même temps. Un streamer que je suis souvent joue à un jeu d’horreur. Je retire une vis. Je suis capable de facilement tomber amoureux. Je retire une deuxième vis. Je sais que nous ne sommes pas amis, et que si je traine souvent sur ses streams, il ne me connait pas, je ne le connais pas. C’est peut-être un psychopathe. Je suis peut-être un psychopathe. Mais — une troisième vis — je n’y peux rien. Il n’est pas particulièrement beau. Sauf ses yeux, bleus et tristes comme la mer. Tristement bleus. Profonds. Comme perdus. Il y a quelque chose chez lui, dans sa voix, dans les vibrations de sa voix, dans ses intonations, son langage, qui ne me laisse pas indifférent. Ses mains, si belles. Une vulnérabilité, une fragilité. On serait heureux, ensemble. Je retire la dernière vis. Si seulement il acceptait de me prêter un peu d’attention. J’ouvre l’instrument. Et de renier son hétérosexualité. A l’intérieur, il y a encore des vis — une, deux, trois, quatre, cinq vis — à retirer pour pouvoir accéder aux anches. Le café a refroidi.

La porte de l’armoire a moins morflé. Elle a très peu servi. A l’intérieur, des vêtements. Que je porte rarement. Quand je n’ai pas le choix. Tout ça ne me plait pas. Je n’ai jamais choisi mes vêtements. C’est ma mère qui achetait. Elle a toujours été convaincue de savoir ce que c’est, la mode. Non en ayant regardé les gens de mon âge. Mais en ayant parcouru des catalogues. 3 Suisses ou La Redoute. Vestimentairement, j’étais en décalage par rapport aux autres. Et par rapport à moi-même. C’est la mode. Toujours la mode. Non développer un style. Son style. Porter des vêtements où on se sent à l’aise. Qui nous plaisent. Qui nous ressemblent. Ce mot : la mode. Et une mode qui ne correspond à rien. Ce sont les goûts de personne. Ses goûts à elle seulement. C’est la mode imaginée par une mère au foyer. Sans capacité de remise en question. Sans doute sur sa perception du monde. Sans recul. Seulement ses goûts à elle.

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Outre la littérature, on trouve des œuvres philosophiques. La philosophie, si on en croit certains, c’est de la littérature, en quelques sortes. Osez avancer ça, et les enseignants de philosophie, sans vergogne, vous fracasseront le crâne, prenez garde. Ca dépend peut-être des œuvres. Ca dépend certainement des œuvres. Incontestablement. Moi, je lisais ça comme on lit des romans. Comme on lit sur la plage. J’étais encore un naïf petit lycéen trop sûr de soi. Je n’y bittais goutte, bien entendu. Aujourd’hui, je prends des notes. Je m’arrête sur une phrase. Quand je ne pige rien, je relis la phrase, je la relis encore, et si mon entendement est encore bouché, je cherche un commentaire du passage. Parfois, le commentaire complique les choses. Alors je reste dessus, jusqu’à avoir compris, ou j’en cherche un autre. On ne lit pas de la philosophie comme on lit des romans. On lit ça lentement, de façon studieuse. Ca dépend peut-être des œuvres. Ca dépend certainement des œuvres. Incontestablement.

Il y a des livres d’histoire. Histoire de l’Italie. Histoire du XXème siècle. Histoire de la propreté. Des biographies. D’artistes. D’hommes politiques, aussi. De gauche comme de droite. Ecrites par des auteurs sérieux et impartiaux. Impartialité partisane. Sérieux de l’agitateur de fanions. Ca permet à la militance de tel ou tel parti ou mouvement de se sentir gonflée, pleine d’une intarissable joie, la certitude d’être du bon côté de l’eau, de n’avoir pas à douter. Des ouvrages d’esthétique. En cinéma. En musique. En littérature. Des livres d’art. Art islamique. Impressionnisme. Surréalisme. Art abstrait. Des livres de cuisine. D’autres livres, encore. Sur différents sujets. L’Inde. La calligraphie japonaise. Le droit constitutionnel. Les châteaux de la Loire. Les yōkai. Le jeu vidéo.

Il y a des livres et des manuels de langues : anglais, italien, mandarin, japonais, arabe, latin, ancien français… Entre autres, il y a ce manuel. Je m’étais torturé à apprendre à lire et écrire l’arabe avec. Même les sinogrammes me semblent plus simples. Je me rappelle, à l’école, quand des camarades de classe d’origine maghrébine parlaient, je ne comprenais pas. Une langue, que je pratique chez moi, incompréhensible ailleurs, ça ne faisait pas sens. Et quand je parlais, ça laissait les gens perplexes. On en était persuadé, ce que je baragouinais, ce n’était pas de l’arabe, je devais mentir. Dis-nous un mot. Je le leur disais. Non, non, ce n’est pas de l’arabe. Il m’a fallu du temps pour saisir d’où venait le problème : on ne parlait pas le même dialecte. J’en ai vu avec l’inébranlable conviction que leur arabe est celui de tout arabophobe, que leur culture est celle de tout le monde arabe. Apprenez-leur que le monde arabe, qui compte une vingtaine d’Etats répartis sur deux continents, n’est pas homogène, ils vous regarderont tout étourdis. Pas de curiosité, chez eux. Ce qu’ils ont vu dans le village de leurs parents résume tout. Ils sont fiers d’être arabes. Fiers de leur culture, de leur langue, de leur cuisine, de leur musique, de leurs traditions, ça leur suffit. Ils n’iront jamais plus loin que cette fierté. Ils n’iront jamais plus loin que cette posture. Ils se contentent d’être fiers.

Le malheureux, qui s’essaie à la lecture de l’arabe, comprend vite que la langue qu’il lit n’est pas celle qu’il parle. Que cette langue, c’est tout autre chose. D’une part, il y a la foultitude de dialectes, qui ne s’écrivent pas toujours, alors qu’ils sont un important moyen de communication, et d’autre part, il y a l’arabe littéral, langue de l’écrit avant tout, qui existe sous quatre variantes : l’arabe ancien (ou pré-coranique), l’arabe coranique, l’arabe classique et l’arabe standard moderne. Emmerdé, il mesure l’horreur de la situation. Il va falloir, tout en déchiffrant, sans repères, essayer de trouver du sens à ce qu’il lit avec peine. Il pourrait apprendre. Les repères, ça ne vient pas tout seul. Mais il ne veut pas. Tu devrais prendre des cours. Ca ferait plaisir à la famille. Il s’y oppose. Envoie chier les gens. Et comme un con, obstiné dans son refus, il se confronte à son impuissance. Des difficultés se révèlent à lui. Il y a le fait qu’une lettre s’écrit différemment selon si elle est rattachée à autre chose par l’avant, par l’arrière, par les deux côtés ou si elle est isolée. Lettre qui, parfois, ne se distingue d’une autre que par un ou plusieurs points suscrits ou souscrits. Il parait qu’on s’y fait vite. Mais lui, il a du mal avec ça. Surtout, il y a le fait que l’alphabet arabe est un abjad (ou alphabet consonantique). Si les voyelles longues s’écrivent, les voyelles courtes se devinent, les connaissances et l’habitude aidant, même si on admet parfois, mais c’est relativement rare, que des sortes de diacritiques les précisent.

En plus de dix ans, je n’ai jamais su avoir une lecture fluide. Je ne suis pas plus bête qu’un autre. Quand je me suis mis au japonais en autodidacte, il m’a fallu deux ou trois mois pour maitriser la lecture des hiragana et des katakana. C’est juste que prendre des cours d’arabe, je ne m’y suis jamais décidé.

***

Un secrétaire, c’est une catégorie de bureau, ou est-ce le bureau qui est une catégorie de secrétaire ? Cette question m’obsédait. Massif, couvrant une grande partie du mur, il était composé d’une étagère supérieure, d’une étagère inférieure et, au milieu, d’un abattant qui s’ouvrait, sur lequel on pouvait travailler ou se faire chier. Le secrétaire n’est peut-être pas une catégorie de bureau, peut-être que l’abattant du secrétaire, c’est le bureau. Le secrétaire est peut-être en partie bureau comme le bureau est en partie tiroir et le tiroir en partie planche en bois. A moins que — je réfléchissais — à moins qu’il s’agisse de deux meubles différents. Deux choses qui n’ont rien en commun, qui ne peuvent être réciproquement comprises l’une par l’autre. Tout ça tournant dans ma tête, je fus gagné par une peur jamais éprouvée avant. Le doute m’envahissait, cognait contre mon crâne, mes tempes. J’avais envie de vomir. Je pris un cachet de corydrane. J’avais cru que le langage était quelque chose de certain. Que les catégories produites par lui, c’était du solide. Qu’il n’y avait rien à critiquer, rien à remettre en question. Mais comme la partie inférieure de mon bureau — mon secrétaire — qui s’était partiellement effondrée parce que j’y avais placé trop de livres, tout ça se révélait fragile, comme arbitraire. Et qu’un mot ne soit plus employé, il deviendra incompréhensible. Qui parle de secrétaire, aujourd’hui ? Aura-t-il encore sa place dans les dictionnaires dans dix ans ? Dans cent ans ? Dans mille ans ? Dans un million d’années ? Ou je faisais fausse route. Ce meuble, ce n’était peut-être ni un secrétaire, ni un bureau. Peut-être que ce meuble, c’était tout autre chose. J’essayais de le nommer. Ma bouche s’ouvrait. En vain, rien ne vibrait. J’abandonnai alors.

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Il y avait, derrière les livres, d’autres livres. Ils se cachaient. Vous épiaient. Attendaient de vous sauter dessus. Des comics, des mangas. Des livres de grammaire. Des textes sacrés. D’autres romans, pièces de théâtre, recueils de poèmes, de nouvelles. Des essais. Des biographies. Des anthologies.

Un livre sur les monuments de la Syrie. Acheté à Damas lors d’un voyage. On le trouvait traduit en plusieurs langues. Pour les touristes. Je devais avoir treize ou quatorze ans. Je revois encore la gueule amusée du vendeur. Cette face hilare. Minable face hilare. Demandant si j’avais l’âge de lire. L’âge de lire ? A treize, quatorze ans ? Je me souviens de mes cousins et de mes petits-cousins qui n’avaient pour mes livres aucun respect. S’amusaient avec. Prenaient le livre que je lisais. Le faisaient glisser sur la table sale, graisseuse du restaurant. Ce livre sur les animaux préhistoriques. Un de ces livres qu’on offrait dans mon école à chaque élève en fin d’année. Un livre richement illustré. Il y a cette première page, avec ce dunkleosteus, qui m’avait fasciné. J’étais longtemps resté bloqué dessus. Ils faisaient glisser le livre, sans respect pour l’enfant que j’étais. Si tous les jeunes Syriens sont comme ça, effectivement, selon leurs critères, je n’avais pas l’âge de lire. Leur regard était lourd. Ca s’emparait de vous. Ca vous crevait. Votre curiosité n’était pas admise. Vous étiez la risée de ces foules médiocres. Pire encore quand je me suis mis à l’étude du mandarin. Tout ce qu’ils racontaient avec la plus grande décomplexion du monde, sans jamais être contredits. Leur langue, c’est comme s’ils miaulaient, ça doit être à cause de ce qu’ils mangent. Un racisme banalisé. Le mépris qu’ils ont pour les cultures de l’Asie de l’Est et du Sud-Est. Le mépris pour leurs domestiques indonésiennes ou philippines. Domestiques qu’ils battent, qu’ils méprisent, qu’ils insultent, qu’ils violent. Ce mépris, je l’ai subi, indirectement. Il ferait mieux, au lieu du chinois, d’apprendre l’arabe. J’étais un étranger pour eux. On se demandait parfois si je parlais leur dialecte. On allait vers ma mère, on me regardait, presque avec dégoût, et un peu bas, on lui demandait si je parlais le dialecte, si je comprenais. Mon lycée ne proposait pas de cours d’arabe. Mais par esprit de contradiction, même si ça avait été proposé, je me serais mis à n’importe quelle autre langue du monde. Je me serais mis au portugais, au roumain, au breton, à l’allemand, à l’islandais, au russe, au polonais, à l’hindi, au turc, à l’ouïghour, au finnois, au hongrois, au basque, à l’hébreu, au tamoul, au japonais, au coréen, au bambara, au yoruba, au tagalog, à l’algonquin, au cri, à l’hawaïen ou au warlpiri et pas à l’arabe. Leur langue, on ne comprend pas ce qu’ils racontent, c’est incompréhensible. Par réaction à leur mépris. A leurs jugements. A leur intolérance. A leur contentement. A leur bêtise profonde.

Il y a ce livre sur les tortues. Le plus vieux livre que je possède, peut-être. J’adorais ça, les tortues. Je voulais un livre dessus. On me promet d’aller à la Fnac. J’imaginais un lieu plein de livres, de hautes bibliothèques, féérique, une sorte de château sortant de la brume. On arrive, c’était dans le centre commercial Créteil Soleil. On me dit : « Regarde, c’est la Fnac ! » C’était une boutique un peu austère. Déçu, j’entre. Nous demandons à un des employés s’il y a des livres sur les tortues. Il cherche. C’est dans ce livre que j’ai appris que les tortues avaient un bec. J’allais dans la cour de récréation, et crâneur, aux uns et aux autres, je disais : « Vous savez, les tortues ont un bec. — N’importe quoi, une tortue, ça n’a pas de bec, c’est pas un oiseau. — Vous voulez que ça ait quoi d’autre ? — Les tortues, ça a des dents. » Personne n’avait voulu me croire. Dans ce livre, j’ai découvert des espèces. La matamata. Le nom m’amusait. On aurait dit une feuille morte. Ou une sorte de rocher. Quand, des années plus tard, les designers de chez The Pokémon Compagny créèrent Boumata, un Pokémon matamata, le souvenir du livre me revint. J’ignorais alors que ce livre était encore là. Je l’ai retrouvé dans un carton. Je passais mon temps à le lire, à regarder les images, fasciné. Nous sortîmes de la Fnac avec. Son titre : Tout sur les tortues.

3 commentaires à propos de “#été2023 #08 | Tout sur les tortues”

  1. Beaucoup de choses ici, beaucoup. Des choses que j’aime beaucoup. Si le hasard un jour faisait que je tombe sur un livre annoté de listes, cela me plairait beaucoup aussi. Cela m’intriguerait. Et cette étagère qui reste vide. Ce qui m’étonne : le mépris que les livres vous opposerait. Je suis heureuse de n’avoir jamais éprouvé cela. L’étude des langues. Je vous demanderais si vous avez vécu dans un pays arabe. Cette lecture de Duras, du bal.

    « Tout ça tournant dans ma tête, je fus gagné par une peur jamais éprouvée avant. Le doute m’envahissait, cognait contre mon crane, mes tempes. J’avais envie de vomir. Je pris un cachet de corydrane. J’avais cru que le langage était quelque chose de certain. Que les catégories produites par lui, c’était du solide. Qu’il n’y avait rien à critiquer, rien à remettre en question. Mais comme la partie inférieure de mon bureau — mon secrétaire — qui s’était partiellement effondrée parce que j’y avais placé trop de livres, tout ça se révélait fragile, comme arbitraire. »

    Pour moi, un secrétaire et un bureau sont deux choses différentes. Mon frère avait un bureau. J’avais un secrétaire. J’aimais qu’il se referme. J’aimais le mot, secret taire. Mais il n’avait pas été assez solide. Comment s’appellerait la branche qui accroche l’abattant.

    Chacun qui décrirait sa bibliothèque, son rapport aux livres, dirait beaucoup de soi. Vous vous êtes montré exhaustif, juste ce qu’il faut. Vous mentionnez l’impossible de l’exhaustion. Je pense en effet qu’il n’y a pas moyen d »épuiser le réel. Si ce n’est qu’il y a un moment où on a l’impression d’avoir assez dit, d’avoir dit quelque que chose et que ça se tient, mystérieusement. Qu’on pourra toujours y revenir.

    Enfin, je dis n’importe quoi.

    • Merci pour ce commentaire. J’ai eu beaucoup de mal à écrire ce texte.
      Je suis régulièrement allé en Syrie en été pour les vacances. Ca s’est arrêté avec les printemps arabes. Mes parents sont originaires de Damas.
      L’œuvre de Duras m’a beaucoup marqué. En prépa littéraire, j’ai eu des cours de littérature avec une durasienne, autrice de deux romans influencés par Le Navire Night.