Il descend de l’autobus qui le ramène de la ville, chargé d’émois et d’odeurs et ce qu’il voit c’est ça : comme une petite place de village bordée par la route, une rangée de maisons et un terrain vague. Leur maison, un mur, un portail à deux battants dissymétriques, trois barres de métal horizontales, des bougainvillées, l’étage aux fenêtres larges et un balcon étroit. Ils ont décidé ça, ne pas vivre avec les autres sur la base militaire, pourtant ça aurait coûté un peu moins cher alors va savoir pourquoi ce choix. Peut être si : lui il revient d’Algérie et il sait ce que c’est de se coltiner matin midi soir de lourdes plaisanteries de régiment, de faux nostalgiques de leur village là-bas comme c’est beau, comme on y est bien, comme comme comme mais bon, on vit quand même mieux ici c’est moins cher ils sont gentils, ils sont serviables, oui mais … C’est peut être ça : plus de saouleries le soir, il va revoir ses gosses, la revoir elle qu’il a perdue pendant ces deux ans de délire militaro-colonial.
Alors il descend de l’autobus pour entrer dans cette maison-là et ce qu’il voit sur la petite place c’est un gros œil tout rond qui le fixe, un disque noir, avide de capter le réel avec, autour, un cercle plus clair, autour encore un rectangle sombre sur lequel il devine écrit un nom, une marque qu’il ne lit pas clairement, au dessus une masse plus claire fine et légèrement mouvante, au dessus un disque châtain plus grand, homothétique du disque noir. Dans le contre jour du soir, il reconnait une chevelure raccord avec le foncé de la machine. Alors il réalise qu’un œil humain est caché derrière et le regarde à travers le disque, le photographie. Il pense à l’appareil à soufflet ou au petit brownie mais non, ça n’aurait pas cet air-là. À droite, au milieu d’une masse blanche allongée, une tâche ronde, plus claire dans le soleil de fin de journée, c’est la chevalière que sa mère lui a offerte à lui le fils unique qu’elle n’aura pas vu pendant quatre ans, elle qui vit seule, qui ne s’est jamais remariée peut être seulement pour lui. Il la porte à la main gauche et c’est cette main qui s’enroule avec calme autour du disque noir et la masse mouvante au dessus c’est sa main à elle, sa fille à qui il explique comment se servir de cette machine.
— Ah le voilà, essaie de le voir dans le viseur.
— Arrête de zigzaguer, je te perds.
— C’est quoi ce truc ?
— Une caméra, on l’a achetée cet après midi.
L’appareil bouge, cinéma pas photo, enregistre son mouvement, le suit. Sous le disque noir il devine une autre main accrochée à la poignée de la caméra quatre doigts plus crispés, articulations blanchies par l’effort de tenir, la peur de laisser tomber Trois mains.
A leur droite, sa gauche à lui, un bout du mur de la maison, en fond le terrain vague peuplé de hautes herbes et l’enfilade de maisons le long de la route qui file vers les rizières en bas et, plus loin, vers la base militaire. Ils sont trois. La fille à la caméra, donc, un peu figée qui s’accroche à cet outil dont elle pressent qu’il va lui permettre de rythmer sa vie, la rendre plus vivante, plus réelle peut être. Lui, son père, pas quarante ans, col ouvert retombant sur un pull foncé qui explique comment rendre net ce qu’elle voit, c’est lui qui vient de perdre deux ans en Algérie à tenter de défendre un bout d’empire, qui tente de se retrouver, de redonner netteté à ce qu’il avait imaginé bonheur ou plus simplement vie. Et à leur droite, entre le bout de mur et le cercle presque parfait chevelure-caméra, un visage hilare d’enfant, cheveux en pétard, col blanc sur veste foncée boutonnée jusqu’en haut — il ne fait pas chaud le soir sur les hauts plateaux — celle dont la vie sera longtemps synonyme de joie de vivre, peut être la seule vraiment gaie de toute cette bande. Lui, il voit ces trois têtes alignées sur une ligne à 45°, la caméra comme centre de gravité. Il aurait peut être du s’y intéresser plus à cette caméra enregistreuse de présent pour le futur : il la reverra une dizaine d’années plus tard dans les mains seules de son père filmant son mariage mais s’apercevant au bout de deux jours qu’il n’y avait pas de film dans la machine, il s’était excusé.
A te lire je ne peux m’empêcher de penser un découpage où cette scène serait la dernière d’une histoire qui croiserait plusieurs points de vue, des points de vue un peu détachés descriptifs dont on ne parviendrait pas à comprendre la source et des points de vue de narrateur plus classique, on ne comprendrait qu’à la fin que ces séquences un peu détachées sont en fait des images d’archives tournées avec cette caméra dont on apprendrait du même coup l’existence… (c’est l’inspiration du moment alors que je suis coincée dans un café du 9e devant mon lait à la betterave).
C’est peut être l’effet hallucinogène du lait à la betterave mais là tu me donnes une vraie piste. Attends, avant d’y aller il faut que je comprenne bien ! En fouinant, j’ai vu que tu parles de F. Petrovitch. Ouh que c’est bien cette oeuvre et demain, promis, je file à la vie romantique. Muchas gracias chica.
Tout à fait, j’ai été voir l’expo hier et j’ai filé le tuyau à Françoise R aussi car je sentais dans son écriture une proximité avec la technique du lavis mais aussi avec les dendrites de Georges Sand, que je t’invite à aller voir aussi, dans le même musée.
Pour Petrovitch c’est encore autre chose sans lien avec mon commentaire ni ton texte (hormis la présence à proximité de lait à la betterave), au-delà du lavis mais qui est également inspirant, les vidéos où on la voit peindre de manière extrêmement fluide presque en « écriture automatique » sont remarquables, il y a aussi la volonté de saisir la qualité de certains gestes, et des zones frontières, elle le dit très bien : « c’est juste avant ou juste après, mais on ne sait pas si c’est avant ou après, et on ne sait pas avant ou après quoi », et c’est tout à fait juste. Il y a une vraie capacité à saisir le suspendu, bref j’ai beaucoup aimé.