Regarde-la, fesses maigres calées au fond de sa chaise. Deux planches horizontales, légèrement courbées, encadrées par des montants et leurs oreilles en pin accueillent son dos voûté. Toute l’assise est en bois mais ce n’est pas une raison pour négliger la position du corps. On dirait un oiseau malade, ailes plumées, houppe filasse. L’enfant porte la cuillère trop grande à sa bouche et engouffre le potage de haricots blancs. Quand elle ne mange pas, elle pose les avant-bras sur la table, surtout pas les coudes, comme on lui a appris depuis qu’elle a intégré l’internat. Ses yeux croisent ceux de sa sœur qui sourit. Elle soupire, n’entend pas arriver la surveillante, une religieuse à lunettes, bâton à la main, mains dans le dos, poitrine fière sur une marche régulière. Elle évalue la posture des pensionnaires, marque une pause. Un seul regard suffit pour redresser les épaules négligentes.
Regarde-la, Fesses-Maigres. Elle n’a aucune idée de ce qui l’attend. Sa sœur lui fait pourtant des signes de sourcils mais plongée dans sa soupe, elle ne comprend pas, ne cherche pas à communiquer, subit le temps seconde après seconde. Ses pieds ne touchent pas le sol. Elle cale les orteils sur le barre transversale pour éviter de faire danser les talons. Ce serait inacceptable. On n’agite pas les genoux, on ne secoue pas les mollets. Personne ne parle, c’est la règle. Des filles alignées sur des tables disposées en rangs parallèles dans une salle silencieuse si ce n’est le bruit des cuillères dans l’assiette et le pas de la nonne qui progresse entre les rangées.
Regarde-la, Fesses-Maigres. Madame est arrivée à sa hauteur. Maintenant, elle sait quelque chose mais quoi ? Dans sa tête, le règlement s’égrène à toute vitesse mais quoi ? Elle sent la culpabilité sautiller dans sa gorge mais quoi ? Son sang affolé fuit dans ses jambes décharnées mais quoi ? Elle interroge sa sœur qui se fige sur son séant mais quoi ? Mais quoi ? Baguette-Sèche fronce le nez, fonce sur l’enfant, abat le caducée des bonnes manières entre le derrière et la chaise, en cinglant : « La place pour le chat ! ». La fille décampe en bord de siège, laissant le vide adjuré entre elle et le dossier. Un coup de tige sur les omoplates et elle redresse l’échine. N’oubliez jamais la place pour le chat.
Regarde-la, la vacance des reins. Un matou pourrait s’y glisser mollement, étirer ses pattes jusqu’à l’écartèlement des coussinets, lécher pelage et intimité sans être gêné par quelque colonne que ce soit. Il pourrait même y inviter ses chatons à téter au détriment de l’enfant qui contient ses larmes, non pas que la douleur l’assaille (Baguette-Sèche maîtrise le fouetté retenu) mais une solitude jaillit au creux de ses jours ternes. Le regard de sa sœur tente de la consoler. Peine perdue. Peine égarée dans la gorge, le cœur et la place pour le chat. Elle n’y trouve pas la sienne, doit la céder à un fantôme pour le prix d’un dos digne. Sa mère s’est barrée avec un autre homme. Blessure perdue de l’abandon qui les a conduites toutes les deux, elle, sa sœur, dans une pension, loin de la maison, loin du père désemparé qui croit prendre la meilleure décision pour ses enfants, qui ne se sent pas capable de tous les élever seul, qui délègue à l’Instruction Publique l’éducation des deux grandes. Fesses-Maigres se sent toute petite, spoliée de son territoire de cul chétif par les convenances. Elle n’a pas le droit de combler les absences, c’est le règlement. Elle ne peut pas serrer sa sœur dans ses bras pour contenir le cri d’injustice, c’est le règlement. Elle ne peut pas laver sa culotte dans le lavabo de sa chambre, c’est le règlement. Pas le droit de refuser d’écrire un poème pour la fête des mères, c’est le règlement. L’Instruction Publique prend son rôle très à cœur : il y aura toujours une place pour le chat, qui fait croire aux enfants tristes qu’ils doivent aligner les vertèbres selon l’angle commun des dos bien droits, taire leur chagrin, s’éteindre enfin. L’enfant pense qu’elle est punie pour avoir, un jour, chassé de son lit sa chatte qui venait d’accoucher, dégoûtée par le sang sur les draps, sans pitié pour le repos après la bataille du ventre. Baguette-sèche vient de venger Maman Chat pour la cruauté de Fesses-Maigres. L’Instruction Publique s’applique avec ardeur : elle pousse les enfants abîmés à accepter les outrages de la vie, à tisser les liens entre les dommages. Si bien que de gifle en coup, ils apprennent à colmater les entailles. Du chaos de l’enfance va naître bientôt une détermination à être heureuse puisque le bonheur existe pour d’autres. Et ça, l’Instruction Publique ne l’avait pas prévu au programme. Fesses-Maigres se résigne, certes, à laisser la place pour le chat. De son abdication, elle prendra force pour le futur. Regarde-la bien, parce que tu ne la verras jamais trahir le silence du règlement. Elle tirera sa puissance de sa discrétion, de sa ténacité et de sa tendresse. Je la regarde, moi, Fesses-Maigres, 60 ans après l’épisode de la place pour le chat, qu’elle m’a raconté souvent et je cherche toujours à savoir où ma mère, car Fesses-Maigres, c’est ma mère, a puisé l’amour infini dont elle m’a abreuvée.
(c’est poignant, merci pour ce texte)
» Du chaos de l’enfance va naître bientôt une détermination à être heureuse puisque le bonheur existe pour d’autres. Et ça, l’Instruction Publique ne l’avait pas prévu au programme. Fesses-Maigres se résigne, certes, à laisser la place pour le chat. De son abdication, elle prendra force pour le futur. »
Magnifique portrait de mère et de soeur dans l’austérité glaciale d’une pension d’autrefois. « Les bonnes manières » et la métaphore de « la place pour le chat » qui est un grand creux d’amour non accordé. « Fesses-maigres » a su transmettre sa stupéfaction à vous et à nous qui la partageons. Merci !
« Un grand creux d’amour non accordé », c’est tout à fait ça. Merci pour la lecture, Marie-Thérèse.
Mais quel texte magnifique, merci. Quel portrait et la place pour le chat, une expression que je n’avais jamais entendu. Bravo Isabelle, bonne nuit.
C’est beau et ça nous attrape, merci
Magnifique!
C’est très beau, merci.
Aussi que votre mère vous l’ait fait savoir, raconté, et que vous le transmettiez à votre tour, avec autant de talent.
Superbe, votre texte. Merci.
Très beau. Et si c’est pour le chat, ça mérite bien un léger coup de baguette.
Superbe ! Merci !