La pellicule de votre vie brûle. Je suis là pour inhaler ses vapeurs de celluloïd. Sur votre coiffeuse, le coffret Guerlain — l’écrin de Jicky. Sa composition a changé tant et tant de fois mais l’essentiel demeure : Jicky est le premier parfum abstrait, le premier qui s’affranchit de la Cologne et du soliflore. Jicky, 1889. 20 ans avant votre naissance, 114 avant votre mort, 134 ans d’ici, de l’arbre sous lequel nous nous abritons du soleil, entourés de chats qui somnolent et de papiers gras. Jicky en 81 — photogramme que les flammes bientôt incendieront. Jicky dans votre chambre aux stores baissés, la moustiquaire déchirée, devant votre grand lit de veuve, votre coiffeuse en acajou, le miroir ovale qui s’incline, la poudre de riz dans la boîte nacrée et le coffret Guerlain. Parallélépipède — comme un minuscule tombeau antique, il pourrait accueillir un enfant Jésus, une compagnie de soldats de plastique, des petits mots pliés, une poignée de trombones et d’élastiques — il pourrait avoir oublié son origine mais non, il est encore l’écrin de votre Jicky d’après-guerre. Coffret ivoire et brun présentant une scène de campagne. Un homme sous un arbre jette des graines aux oiseaux. L’homme et les oiseaux délicatement ivoire, le fond de l’image brun. GUERLAIN en capitales claires. Le coffret s’ouvre par le haut, couvercle retenu par deux rubans brillants. L’intérieur est un froissé de soie crème. Le flacon est allongé. Il contient 2 ou 3 millilitres jaune sombre, épais comme du sirop — vie volatile préservée du jour, de l’époque, du Michigan alentour, de l’Amérique entière dans ce parallélépipède de carton épais, dans cette sépulture miniature. Je tiens le photogramme entre pouce et index face au soleil. Les flammes atteignent le bout de mes doigts. Cette brosse à cheveux au manche de nacre, ce khôl granuleux pour vos yeux, ce pot de cold cream, cette houppette rose pour la poudre de riz. Votre coiffeuse, votre chambre dans la pénombre, votre maison de veuve, votre jardin, et moi, bientôt amnésique.
Texte étonnant et prenant. J’aime de « vous » qui le traverse, la flamme qui brûle et l’écrin de Jicky. Merci.
j’ai été frappée par ce fragment : « Parallélépipède — comme un minuscule tombeau antique, il pourrait accueillir un enfant »
tu parviens toujours à établir une atmosphère particulière avec peu de mots, et cette première phrase magique
» La pellicule de votre vie brûle. » Tout de suite on est dans le film et on voit la caméra se déplacer sur chaque objet posé sur la commode…
merveilleux petit monde d’objet, cela me fait penser au travail de Singaravelou – le magasin du monde – que je n’ai pas lu.