#été2023 #08 I Discrète hérésie.

« Marie prie quelque chose, Marie dit quelque chose, mais personne ne veut l’entendre… »

Marie se libère de la routine d’un mercredi sans saveurs, portée par une intuition tenace. Cette nécessité urgente de béance afin d’effacer le souvenir d’une douloureuse floraison. Elle range les mémoires éparses, les disputes récentes, les ustensiles domestiques, son tablier, son malaise, les pronostics médicaux incompréhensibles, son allemand lent et pâteux, l’arrogance des prêches… Les agrégats remisés à l’heure de l’absence et du troc, redéfinir son existence.

Sans trop y prêter attention, et sans canne pour la soutenir, ses pas et ses regards errent de maison en maison, elle s’arrête forcément devant la façade du numéro vingt-deux fascinée par l’agencement des mosaïques blanches et vertes. Une géométrie simple, préservée. Ses semelles lourdes battent le trottoir, provoquant un séisme décidé, à micro-échelle. Quinze minutes plus tard, elle erre au gré des sentiers et charmilles de la Forêt de Soignes pour y explorer les clairières dérobées aux regards, l’hérésie discrète.

Maintenant, se poser hors du moment, lancer le protocole de l’oubli. Elle chuchote en un crescendo de souffle amplifié, le langage des aiguilles et foliations, son précieux héritage de famille, ce secret bien gardé. Elle susurre également différents patois (paroles des pins noirs, châtaigners, chênes, frênes, érables, aulnes…), transmis par les rares locaux encore survivants, la décimation du quartier s’accentue d’année en année, tout comme meurent les traditions, les surnoms chantants, les métiers composites de la débrouille, la zwanze, le parler haut en gueule, l’inquisition des processions. Ce monde en tropique transite vers son futur libéral, de fric et de démolition, de couleurs individuées, la meute abattue.

Un jour, la forêt parlera dans le vide, un jour, elle sera sanglée, un jour, mais pas aujourd’hui.

Marie susurre des mensonges espiègles, tactiles, ceux des aspérités des faines croquants sous les dents, une par une, des rares nèfles pourrissantes, des jeux éoliens des samares ; elle chante la poussière en harmoniques gutturales et les variations de champignons en dièses atonales. Son corps voix interroge l’espace en devenir, il lui répond par l’amplitude de son volume (quatre mille trois-cent-quatre-vingt-trois hectares seulement rescapés). Sereine, elle accepte la fatigue du déclin, forte d’être, ferme les yeux, s’ancre au Nadir, invoque le Zénith, ouvre les yeux, et dans l’inspir expie une prière sans repentir. Son chemin au nom propre pérempte. En acceptation, elle prépare sa lointaine communion finale, élémentaire, en une dernière annonce : vivre, sous le ciel, arpenter en toute sérénité le lumineux sentier du désastre jamais abouti. Vidée pas tant d’intensité, elle s’accroche à une épaisse branche de hêtre et salue fière la bascule de l’énergie, s’accroche aux réponses perçant le silence et aux échos des battements d’ailes, au loin et au près. Elle s’imprègne de l’image de Pierre.

Pour lui, bientôt se remettre en marche, revenir de ce lointain intérieur, s’en retourner vers l’objectif tellement proche : une drève droite crissant sous le pas poussière, longer un champ tracé par deux pans d’arbres, par une ligne de fer barbelés et les clôtures des maisons adjacentes. Ensuite, passer sur le côté d’une barrière, ajuster ses pas sur une courte cohorte de pavés, tourner à droite, marcher cinquante mètres. Le chemin inverse tout simplement. Ce tracé projeté, Marie questionne une dernière poignée de minutes le parcours de ses origines sur les terres d’humus gorgées de la cendre des bûchers. La mort — de lignée — elle connaît et l’accepte. Dialogue de tête en tête avec l’histoire. Elle se revoit cueillir le millepertuis, le plonger dans l’huile, observer l’évolution de sa couleur, indicateur qualitatif et temporel. Tant de vertus. Elle se souvient de ses compagnes, gardiennes des abeilles, jamais lassée de transmettre leurs savoirs, et du nom de quelques saints et guérisseurs : Ode, Ghislain, Margueritte d’Antioche, Antoine l’Ermite… Elle ne connaît pas la poésie des écoles, mais celle des instants. Mots en sacres. Par discrétion, elle affiche les couleurs de l’équipe de la Sainte Trinité, parfois sans effort, souvent sans conviction.

Retour à la maison. Odeur d’encaustique, elle force sur la dose, le miel, la térébenthine, la cire des bougies consumée, ça sent aussi le froid du terreau et des hérédités… et c’est là que les miracles se produisent. Elle a fait tant de ménages, de repas, cousu des kilomètres et des kilomètres de tissus, inhalé en collatéralité l’alcool des ébénistes, ramené son homme en brouette de la brasserie du coin lorsqu’il était trop saoul pour marcher, mais cela n’a plus de poids ni d’incidence. Son cœur bat d’une vie tellurique et d’une lumière savamment voilée. Marie ressent l’amour qu’elle porte en elle pour Pierre, elle va lui préparer un repas digne de son affection. Il lui rendra par une caresse, par des regards, par des mots courts et justes, par sa simple présence, extrait de ce canapé de gisant. Sous un ciel bleu intense, maculé de rares hauts nuages, Marie déterre dans le potager avec un rien de difficulté une dizaine de carottes, cueille en claquements brefs des haricots princesse, sort de son tablier sont petit couteau fétiche, et coupe une salade. Elle sera seule à manger ces légumes, Pierre n’ingurgite que de la viande achetée rue des Renards, par lui, longtemps, maintenant par Abel, et pommes de terre. Germées ou non, trop cuites, farineuses ou parfaites. Parfois frites. Gosier en bière, le pain sous la main.

Les bons jours, Pierre descend à pas prudents dans la cave, il joue à cache-cache avec les araignées nombreuses, grosses et discrètes, il respire fort l’odeur complexe de ce précieux sanctuaire. Sa terre. Il y anticipe sobrement son devenir esquisse, flou figé tels les personnages de Rik Wouters. L’artiste amis de ses parents, qui ne cesse de revenir au cœur de ses pensées éparses. Pierre digresse corps et esprit vers l’ombre pointilliste, légèrement fauviste, en un détail jamais inédit de tableau de maître. Et cela lui convient. Grande gueule pour se cacher, économe de mots, et sans gestes tendres. Peu de rires. Tout cela, il n’en parle pas.

Beaucoup crurent que Marie et Pierre se dirent tout ce qu’il fallait partager avant de se marier, les familles se réjouirent, bien qu’elles n’aient jamais compris que ce couple communiquait tous ses secrets à travers les regards, leurs repas, des cadeaux rares et précieux, et de nombreuses promenades dans l’épicentre forestier, étendu aux noms des rues, leur eigenhuis : sapinière, rouge-gorge, sentier des merles, drève du rembucher, sentier des muguets…

Les mots ne comptent pas, trop peu riches, les phrases s’usent à mesure de l’énonciation, délit d’irréalité et de pertinence.

A propos de Gauthier Keyaerts

Mon univers basé sur un principe de « sculptures sonores et visuelles », repose sur l’écoute, l’observation et l’instinct. J’aborde la musique, la photographie et la vidéo de manière « physique », organique. Cette approche peut se matérialiser –- au final — sous forme de concerts, de performances, de scénographies, de créations radiophoniques, d’installations ou encore se pérenniser sur disque… peu importe. J’ai récemment tenté l’expérience -– exutoire –- de l’écriture, modestement, mais passionnément… et avec ce même penchant pour l’action la plus spontanée possible.

6 commentaires à propos de “#été2023 #08 I Discrète hérésie.”

    • Bonheur de te retrouver, et bonheur de lire ce retour tellement « droit au cœur »! Je t’embrasse!

    • Salut camarade! J’ai pas mal de matière en plus… j’espère que nous aurons l’occasion d’en parler, fin de l’été je vais tenter de rassembler tout ça! Des bises.

  1. Que dire ? Je suis complètement conquise par votre prose si fine et si imprégnée d’images que vous savez montrer au fur et à mesure avec une dextérité verbale qui porte admirablement vos personnages.
    J’aurais plaisir à entendre de telles phrases dans votre voix et votre respiration. Il y a tout un « arrière-pays » dans le sens d’Yves Bonnefoy dans votre écriture…

    Ne m’en veuillez pas, si je relève ci-dessous tous les passages qui ont résonné comme des cymbales dans mon imaginaires.

    Je me sens proche de Marie et de Pierre, j’attends de les connaître mieux. Ils sont tous les deux créatifs, et ils le savent sans en parler pour l’instant peut-être.

    L’hérésie discrète de Marie, je la kiffe ! J’aime l’imaginer lorsqu’elle chuchote en un crescendo de souffle amplifié, le langage des aiguilles et foliations, son précieux héritage de famille, ce secret bien gardé…

    Et je me laisse ravir par vos mots et vos tournures de phrases si poétiques, si lestées de « savoirs intimes » sur vos personnages.
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    la zwanze ( le radotage), le parler haut en gueule, l’inquisition des processions.
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    Un jour, la forêt parlera dans le vide, un jour, elle sera sanglée, un jour, mais pas aujourd’hui.
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    Marie susurre des mensonges espiègles, tactiles, ceux des aspérités des faines croquants sous les dents,
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    parcours de ses origines sur les terres d’humus gorgées de la cendre des bûchers. La mort — de lignée — elle connaît et l’accepte.
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    Elle se souvient de ses compagnes, gardiennes des abeilles, jamais lassée de transmettre leurs savoirs,
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    Elle ne connaît pas la poésie des écoles, mais celle des instants. Mots en sacres. Par discrétion, elle affiche les couleurs de l’équipe de la Sainte Trinité, parfois sans effort, souvent sans conviction.
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    Odeur d’encaustique, elle force sur la dose, le miel, la térébenthine, la cire des bougies consumée, ça sent aussi le froid du terreau et des hérédités… et c’est là que les miracles se produisent.
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    Son cœur bat d’une vie tellurique et d’une lumière savamment voilée. Marie ressent l’amour qu’elle porte en elle pour Pierre, elle va lui préparer un repas digne de son affection. Il lui rendra par une caresse, par des regards, par des mots courts et justes, par sa simple présence, extrait de ce canapé de gisant.
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    Marie déterre dans le potager avec un rien de difficulté une dizaine de carottes, cueille en claquements brefs des haricots princesse, sort de son tablier sont petit couteau fétiche. Elle sera seule à manger ces légumes
    […]
    Pierre n’ingurgite que de la viande
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    et pommes de terre. Germées ou non, trop cuites, farineuses ou parfaites. Parfois frites. Gosier en bière, le pain sous la main.
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    Les bons jours, Pierre descend à pas prudents dans la cave
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    Il y anticipe sobrement son devenir esquisse, flou figé tels les personnages de Rik Wouters. L’artiste amis de ses parents, qui ne cesse de revenir au cœur de ses pensées éparses. Pierre digresse corps et esprit vers l’ombre pointilliste, légèrement fauviste, en un détail jamais inédit de tableau de maître. Et cela lui convient. Grande gueule pour se cacher, économe de mots, et sans gestes tendres. Peu de rires. Tout cela, il n’en parle pas.
    […]
    Beaucoup crurent que Marie et Pierre se dirent tout ce qu’il fallait partager avant de se marier, les familles se réjouirent, bien qu’elles n’aient jamais compris que ce couple communiquait tous ses secrets à travers les regards, leurs repas, des cadeaux rares et précieux, et de nombreuses promenades dans l’épicentre forestier

    Et si Marie s’appelait Barbara , elle lui chanterait la chanson qui suit ( sous la pluie)
    https://www.youtube.com/watch?v=55VKFeER_HA

  2. Bonjour! Quel message encourageant, j’ai tellement de choses à vous dire, mais je vais m’en tenir à la principale : « J’aurais plaisir à entendre de telles phrases dans votre voix et votre respiration. ». Je vais tenter un enregistrement la semaine prochaine, j’ai envie (merci pour cette impulsion) de sentir ces mots vibrer en moi. Excellente journée!