#été2023 #08 | étirer les traces (notes de carnet)

Carnet

Elle ne m’a pas vu faire. J’ai l’impression de l’avoir volée, un peu vampirisée. Je ne me défèrerai donc jamais de ces scrupules. C’est pareil en photographie. Quand je photographie des gens dans la rue, je m’arrange pour qu’on ne les reconnaisse pas. J’en fais des silhouettes. Je mets du noir et blanc quand je les photographie de trop près. Ca donne le sentiment de les éloigner au moins dans le temps. D’en faire des personnages de légende, de mémoire. La photographie est en noir et blanc justement. Au verso, un nom, trois prénoms et les dates de naissance. 1931.1934.1936. Le premier nom est entouré en rouge. Renée. Des pliures sur le côté droit à force de manipulation. Renée, d’après les dates, c’est l’ainée. C’est elle qui se tient debout. Sa petite sœur, Michelle, est assise sur une chaise, le petit frère, le dernier, debout à ses côtés. Il s’appelle Bernard. Toujours d’après les dates. A eux trois, les corps forment un triangle. Selon l’angle la lumière l’humeur de qui regarde et tente de saisir quelque chose de cette époque, le visage de Renée parait tour à tour triste, froncé, grave, trop sérieux en tout cas pour une enfant de onze ou douze ans. Quand on calcule, on sait que dehors c’est la guerre. La main droite est posée sur l’épaule de sa sœur. La main gauche sur l’épaule de son frère. C’est l’ainée. On dirait qu’un drap blanc a été tendu derrière. Il n’est pas repassé complètement. Il est un peu froissé comme la photographie. Du moins on devine les pliures du drap. Que l’on range dans la grande armoire en bois qui sent la lavande. Peut-être. En haut de la photographie, une bande de mur qui a échappé au cadrage ou qui en fait partie, volontairement : un bout de mur de pierre avec un petit tronçon de gouttière. La photographie a été prise dehors. On a tendu un drap comme chez le photographe. Ca fait écran de cinéma. Il a fallu faire poser les enfants dehors : à l’intérieur il fait trop sombre. Peut-être. En tout cas, les enfants posent. C’est une photo souvenir pour les albums. Pour le père parti à la guerre. Oui. Les regards. La gravité de la guerre. Peut-être. Renée. Ses cheveux sont coupés au carré. C’est un peu irrégulier. Un col à pois dont le tissu est assorti avec le revers d’une petite poche sur la poitrine côté droit. Une blouse boutonnée jusqu’au cou à manches longues. Je le remarque maintenant, le deuxième bouton n’est pas complètement ajusté dans la boutonnière. Michelle est assise sur une chaise. Elle croise les jambes et tient un livre ouvert. Elle est habillée d’une blouse Vichy à col claudine dans le même tissu que le frère cadet à sa gauche. L’uniforme de l’école. Peut-être. Tous à manches longues. Ce n’est pas l’hiver. Ce n’est pas l’été. Il fait frais. Il n’y a pas de vent. En bas à gauche, le coin d’une table recouverte d’une nappe fleurie, et posés dessus, des livres. Légère surexposition des deux blouses à carreaux. On devine une importante source de lumière venant de la droite. Un apprenti photographe est venu photographier les enfants. Le drap froissé. Le cadrage. La surexposition. Le bouton mal ajusté. Peut-être. Renée pose sa main droite sur l’épaule de Michelle, sa main gauche sur celle de son frère, dans un geste protecteur. Un geste d’aînée. Qu’on lui demande d’assumer. Qu’elle endosse d’elle-même. Injonction silencieuse. Comme les visages fermés. Bernard debout, à la hauteur de Michelle, assise, pose sa main droite sur le dos de sa sœur ou le bras de l’ainée. On ne voit pas. Les corps se touchent. S’attrapent. Préoccupés. Inquiets. La photographie est posée sur une table en bois toute veinée, une trace de cire. Un bout de bouquin en haut à droite. Et maintenant, le souvenir de cette pièce. Tapie de lumière poussiéreuse de semi-obscurité traversée de rais blancs de temps suspendu où s’invitent les fantômes, les lieux, les époques. Souvenir de cette rencontre improbable. Ma première dans mes visites de lieux abandonnés. Lili. Sa fiction de fugue. Sa façon à elle d’incarner l’absence.

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !

Un commentaire à propos de “#été2023 #08 | étirer les traces (notes de carnet)”

  1. « Tapie de lumière poussiéreuse de semi-obscurité traversée de rais blancs de temps suspendu où s’invitent les fantômes, les lieux, les époques. » Un très beau voyage dans le temps. Merci Emilie