Elle se lève, trébuche dans sa longue robe et s’approche de l’étagère située en face du fauteuil vert. Juste en-dessous de l’étagère, sur une petite table ronde se trouve une multitude de petits Schtroumpfs qui regardent vers la mappemonde au-dessus d’eux et semblent rêver qu’on les emmène quelque part. Son visage rayonne, elle adore les faire vivre en leur donnant des sentiments, des conversations et des intentions. C’est un jeu auquel elle se livre souvent et qui la font s’échapper dans un réel qui n’appartient qu’à elle. Elle commence par fixer le schtroumpf costaud, qui est le premier du groupe. Il a la main sur sa hanche et un petit tatouage en forme de cœur sur l’avant bras. Il propose d’emblée Phoenix, aux Etats-Unis ! Les Etats-Unis fascinent ce petit être bleu et l’occasion est trop belle ! L’assemblée semble être d’accord et répond d’un OUI ! franc et direct.
L’affaire semble pliée, mais une autre voix s’élève dans le silence :
– Le grand schtroumpf dit toujours qu’il ne faut pas schtroumpfer avec les mots ! Comme vous le savez, le phénix ou Phoenix renaît de ses cendres et nous n’avons pas le temps d’attendre qu’il brûle pour se schtroumpfer, donc ce sera non ! dit alors le schtroumpf à lunettes.
– Schtroumpf à luneeeeette… La plainte de tous les autres schtroumpfs s’élève dans l’air comme un seul homme.
– Alors allons schtroumpfer au Lac Titicaca, propose la schtroumpfette.
– Pipicaca, pipicaca hurle le bébé schtroumpf assis à ses côtés, séduit par la musicalité du mot …
Voyant la confusion arriver, le grand schtroumpf décide de mettre un peu d’ordre dans cette cacophonie et demande à chaque schtroumpf de donner son avis sur le pays ou la ville dans laquelle il aimerait aller :
– Baileys/Bélize… mâchonne le schtroumpf gourmand,
– Oh ! non, Milan ! répond le schtroumpf coquet.
– Heu, le Timor ? se risque le schtroumpf peureux.
– Non, ce sera Wellington assure le schtroumpfissime.
On ignora la Malaisie du schtroumpf timide et la Grèce du schtroumpf pâtissier. Le schtroumpfissime a dit, les schtroumpfs feront.
Tout en souriant de cette diversion dans l’univers du pays des schtroumpfs, la jeune femme lève les yeux et tend le bras pour attraper une boule à neige qu’elle observe souvent depuis son fauteuil et qui se trouve au-devant des autres. D’un geste lent, elle s’en saisit en se levant sur la pointe des pieds. Le bout de son doigt touche un petit relief qui, après hésitation, s’avère être une vache en relief. D’un mouvement de réflexe, elle porte l’objet devant ses yeux. Cette boule a perdu sa boule lors d’une chute magistrale, il y a quelques années. Drôle de penser que cette petite boule ait perdu son enveloppe de verre, et par conséquent le liquide et les petites paillettes blanche qui vont avec, se dit-elle. Ne reste qu’une carcasse ronde dont le sommet est couronné d’une vache brune qui regarde vers un lointain imaginaire, une cloche pendant à son cou. La vache est immobile sur un monticule en plastique qui représente (ou est sensé représenter) une prairie verdoyante jonchée de petites fleurs jaune. Cette vache-souvenir ainsi que la prairie et les fleurs sont posées sur un morceau de caoutchouc qui devait autrefois s’insérer dans la base de la boule à neige. Cette base est elle-même décorée des symboles de la région visitée : elle présente une autre vache, couchée cette fois, qui vous regarde droit dans les yeux, il y a aussi une gentiane jaune qui pose fièrement dans un champs, vient ensuite un couple habillé en habit d’autrefois et qui se tient les coudes, et enfin une petite maison en pierre grise – un buron – adossée à une étable. Le mot « La Salers » est inscrit sur un arrière-plan décoré de montagnes.
Tout en regardant l’objet, elle se souvient de la promenade qu’elle avait faite avec Samuel, un jour de grande chaleur. La beauté du paysage lui avait alors paru totalement imprévisible. Elle en gardait par ailleurs un souvenir précis, aride et particulier. Tout en se remémorant ce moment avec son mari, elle triture la partie caoutchouteuse de l’objet. Elle essaye de la réinsérer dans la base mais n’y parvint pas totalement. Elle la plie, la réajuste, la replie, s’énerve, observe.
Son esprit s’en va et s’envole. Elle pense alors à Léopold II, roi des belge de 1865 à 1909. Ce roi aux nombreuses statues qui jalonnent le pays et qui divisent la population. Parfois, il est représenté sur son cheval, à la vue de tous, comme à la place du Trône ou parfois, il apparaît sous la forme d’un buste de cristal dans la Salle Solennelle de la Cour de Cassation du palais de justice de Bruxelles. Dans d’autres cas, on tente de le déboulonner car ce qui est sûr, c’est qu’il ne laisse jamais indifférent.
Ce roi à la barbe blanche, longue et carrée, plus reconnaissable que n’importe quel autre monarque ou chef d’état de son époque. Ce roi qui s’était offert un pays entier dans le seul but de faire de l’argent, comme ses nombreux voisins, succombant ainsi à la mode de l’impérialisme et de la colonisation très répandue dans les territoires européens (« Fashion faux-pas », se dit-elle, c’est une mode sans défilé mais tout le monde y croit).
Ce roi qui avait vu tout l’or du monde dans de l’ivoire, qui avait senti beaucoup d’argent dans des diamants et qui avait surtout prévu dans le caoutchouc … une corne d’abondance. D’ailleurs concernant le caoutchouc, il est étonnant de constater que lorsqu’elle demande à ses amis s’ils connaissent ce que c’est en réalité, la grande majorité répond : des bottes, des pneus, des imperméables, des bâches… Tant d’objets usuels et familiers dont on ne peut se passer alors que peu savent qu’il s’agit de sève et de vie. Plus précisément de la sève de plantes que des milliers de gens ont dû acheminer pour les transformer en latex. Ces mêmes milliers de gens qui ont eu les mains coupées lorsqu’ils n’étaient pas assez productifs. Ces milliers de familles brisées par l’intérêt économique d’un monde qui se croyait au-dessus de lui-même.
Tout en se parlant à elle-même et tout en triturant sa petite vache, elle sent la colère monter. Le sang bat dans ses joues, ses mains deviennent humides et moites. Mais comme prise dans un tourbillon violent, elle continue sa réflexion. Elle pense à ce monde qui justifiait ces pillages d’autres pays par les nombreuses inventions qui ont pu être ainsi financées grâce à l’argent gagné : le train, le télégraphe, l’éclairage public, le cinéma ou encore un tas de recherches scientifiques. Grâce à ces nouveautés, la révolte des gens qui auraient pu y voir une suprématie totalement injustifiée et inhumaine vis à vis de l’Autre, cet habitant d’ailleurs, cette révolte fut donc tuée dans l’œuf, chacun pouvant déceler dans la colonisation une évolution vers un avenir plus confortable.
Ce roi, qui n’a jamais mis les pieds dans ce cadeau qu’il s’était fait à lui-même, se retrouve donc aujourd’hui dans une foule d’objets de la vie quotidienne, comme si la boucle se bouclait : les bottes bien sûr, les pneus toujours, dans la base d’une boule à neige, oui-oui et même dans les préservatifs d’aujourd’hui. Ah ! Elle est belle la notoriété posthume d’un homme « bien né », Léopold ne s’attendait certainement pas à se retrouver dans une telle posture.
L’idée d’imaginer ce roi maudit enfermé dans un préservatif fit sourire la jeune femme et c’est à ce moment qu’elle décide de reposer cette boule sans boule parmi ses congénères et qu’elle caresse la planche de l’étagère. Elle a mal au bras, elle a mal à sa vie, elle a mal au monde. Elle se retourne et regarde le tableau qui lui fait face. Elle constate qu’il a perdu beaucoup de ses couleurs car il a toujours été exposé à la lumière directe du dehors, mais la scène principale est toujours visible. Cette pâleur lui donne une poésie qui rassure celui qui y pose les yeux et procure un certain sentiment de bien-être.
Le sujet est de facture naïve et réalisée avec le talent de celui qui en maîtrise les codes. Le regard se pose tout de suite sur un couple se tenant par la main, fier dans ses habits de jeunes mariés. Devant les jeunes gens, s’étale comme un cours d’eau où barbotent de petits canards alors que, plus loin, une toute jeune enfant porte un bouquet de fleurs dans ses mains. Sa robe rouge et son petit manteau bordeau apportent une touche de couleur particulière à la toile. Dans le fond bleu et vert du tableau se détache un petit village qui donne à l’ensemble une douceur infinie. L’impression de simplicité et de calme qui se dégage de l’œuvre contraste avec la tristesse et l’aigreur qui ont envahit la jeune femme. A cet instant, elle aimerait retrouver la naïveté toute enfantine qui la remplissait quelques minutes auparavant, lorsqu’elle faisait parler les schtroumpfs, ces petits être bleus qui sont toujours heureux. Elle voudrait ne retenir que les souvenirs transportés par les boules à neige plutôt que le flot de pensées qu’elles lui ont suscité. Elle attend de s’imprégner de l’épaisseur des murs, de la fraîcheur de la nuit, de la douceur du soir. Elle aimerait ne plus être solide, se fondre, liquide, invisible sur le sol de la pièce. Elle aimerait simplement ne plus penser. Se contenter de rêver et de respirer le monde. Et surtout, surtout, ne plus s’en inquiéter.