Bien des éléments de la topographie des lieux et de la géographie de la maison m’échappent à ce moment précis où je la vois assise. Je ne sais pas encore situer les pièces sur un plan. Je ne sais pas estimer la surface de la cuisine ni dire combien de pas il faudrait pour la traverser. Je ne sais pas s’il y a des rideaux aux fenêtres. Je ne sais pas non plus quelle quantité de lumière diffuse aux meilleures heures jusqu’au cœur de la pièce. D’une façon générale je préfère les maisons quand le jour régresse, en mode obscur, même si on ne voit plus grand chose des détails.
Comme il est assez tard dans l’après-midi, le soleil caresse la cime des derniers arbres en lisière. Encore une heure avant le crépuscule.
La lumière demeure puissante.
Dès lors que je commence à me rapprocher depuis le salon situé en arrière, je note qu’il y a de la confusion dans l’image, sûrement à cause du contrejour, à cause de la qualité de l’ancien vitrage qui diffracte les couleurs et déploie les matières. Saisis dans la lumière oblique, les éléments présents dans les recoins deviennent abstraits, comme illuminés transformés, presque odorants. La concentration de lumière blonde et cuivrée ranime les fumets — le poussiéreux, le rassi, le moisi, le liquoreux, le ciré, le gras, le rance, le décomposé — logés dans les anfractuosités des murs, dans les crépis fissurés, dans les tristes tissus brodés qui pendent depuis l’âtre. Les meubles aux contours flous disparaissent, et ce que je peux voir avec plus d’aisance, c’est la table, d’autant que le personnage s’y accoude, enfin c’est ce qu’il me semble depuis le seuil du petit salon en cette première rencontre (ou plutôt vision), je ne l’envisage que de trois quarts arrière mais elle a bien le coude droit appuyé sur la table. Table rugueuse. Table en bois sombre confectionnée sur le domaine avec des arbres abattus à sève descendante et dans la bonne phase de lune, provenant forcément du taillis du Château d’eau qui pourvoit aux besoins en menuiserie. Table présentant quantité de traces de chocs, quantité de minuscules zones frottées, quantité de rayures comme étrillée par les dents d’un outil, microfissures, salissures, bavures de soupe et taches de vin impossibles à dissoudre, rainures assez profondes pour y plonger un couteau, empreintes de papier journal ou de papier d’emballage restés collés, cavités ménagées par l’acidité des fruits rapportés du jardin au fil des saisons, zones indéfinissables, zones piquetées de noir, chiures d’insectes, auréoles ocre ou brunies, d’autres plus claires, nœuds petits et irréguliers constitués de lignes concentriques bombées ou non, miettes logées entre planches séchées durcies, débris à balayer d’un revers de main, traces de brûlé, empreintes partielles de culs de bouteilles ou de bols. Table qui a accueilli des repas, servi d’appui et de couche à des blessés, et même à des morts.
Elle l’appréhende ainsi, elle l’a toujours connue, alors que je recule sous l’effet de la surprise. Survivante, elle a posé les mains sur le bois, écarté les doigts. Elle sent la matière sombre pareille à un sol, en déchiffre les inscriptions, les stigmates de vie et de mort, répertoire de toutes sortes d’histoires et d’épreuves prolongeant dans le temps la vie des êtres et des choses.
Photographie, ©Françoise Renaud – peau de châtaignier, juin 2023
La table, comme métaphore du temps et de la vie qui par elle est passée, passe encore avec cette présence tournant le dos au narrateur qui veut la saisir. Métaphore aussi de l’écriture portant et délivrant les traces du vécu : « Elle sent la matière sombre pareille à un sol, en déchiffre les inscriptions, les stigmates de vie et de mort, répertoire de toutes sortes d’histoires et d’épreuves prolongeant dans le temps la vie des êtres et des choses. » Si beau !
comme tu déchiffres bien ce que je n’avais pas moi-même compris… c’est là la force du lecteur
la table comme une métaphore, là où tout se passe, où tout se découpe, se corrompt ou se transforme
merci Helena pour ta belle lecture…
Toujours un grand plaisir à vous lire. J’aime cette idée de « confusion dans l’image, sûrement à cause du contrejour, à cause de la qualité de l’ancien vitrage qui diffracte les couleurs et mélange les matières. Saisis dans la lumière oblique, les éléments présents dans les recoins deviennent abstraits, comme illuminés transformés, presque odorants. »
C’est beau cette idée de lumière diffractée qui révèle les odeurs. Et puis la fin du texte qui nous rappelle combien les objets du passé peuvent être bavards et retracer comme vous l’écrivez « la vie des êtres et des choses ». Merci.
merci à vous, Françoise, d’être passée…
quand je lis les autres après coup, j’ai toujours le sentiment d’être passée à côté de la plaque… votre message donc précieux
oui, j’ai essayé de chercher à déplier cette vision de la femme assise dans la cuisine écrite au début du cycle, donc tenté de développer des pistes sensorielles pour savoir si ça n’est qu’une vision ou s’il y a là quelque chose de réel, de vrai (ce qui n’est pas tout à fait la même chose), et j’en ai appelé à la lumière…
mais ça reste à travailler…
l’instant d’avant c’était le temps, les végétaux qui nous menaient à la frontière du fantastique, ici c’est l’effet loupe, la proximité du regard qui vient donner à chaque détail quelque chose d’étrange, voire de suspect, il y a étonnamment beaucoup de suspense dans ce texte, très cinématographique qui fait l’effet d’une succession de plans entrecoupés d’un bizarre travelling, regard rasant sur la surface de la table… Nous revoilà donc dans le cinéma.
j’ai été photographier la peau d’un des vieux châtaigniers du domaine pour mieux savoir dans quelle direction j’allais écrire parce que je n’ai pris connaissance de la proposition que ce matin et j’étais un peu perdue, et dans l’urgence (peu de temps)
donc image tout à fait et d’abord, puis mouvement, puis seulement après texte pour aller au plus près, ne pas me perdre en anecdotes, (pas le but de cette #8), mais plutôt d’étendre dans le profond de la matière qui compose les choses
merci Marion d’être passée…
Le zoom progressif sur les « stigmates de vie et de mort », belle approche !
je ne savais pas où j’allais, mais il fallait trouver le sens… la table « garde-mémoire » en zoom avant…
Ton texte est fascinant, Françoise. Tout y est suspendu, flottant, en attente et, pourtant, les présences abondent. La progression des ombres, le jour qui décline, les échos de ceux qui ne sont pas là… magnifiques observations.
c’est l’effet de la lumière que j’ai imaginé en cet instant de la journée, entre deux, je ne sais pas trop… tu sais quand le soleil descend, il provoque parfois des lumières insensées….
merci Xavier pour ta lecture…
on s’approche, on a le nez sur « le poussiéreux, le rassi, le moisi, le liquoreux, le ciré, le gras, le rance, le décomposé » et progressivement on reprend la distance, le mouvement de ce texte est très fin, très abouti (et la lumière qu’on n’a pas trop envie de voir, « je préfère les maisons quand le jour régresse », est en fait la matière même, partout posée sur « le temps la vie des êtres et des choses »). Merci.
Ta lecture au ras de la table, des aspérités, des odeurs… merci pour ta belle lecture
S’approcher des lieux, du personnage avec cette table dont tu fais aussi un personnage portant de multiples sédiments de vies passées… Heureuse de reprendre le fil de l’atelier avec cette belle lecture !
Merci Françoise
Heureuse de te retrouver aussi après quelques jours de suspens…
On tient le coup, on continue…
je viens d’aller lire ta série Iris tout à fait impressionnante…
« Saisis dans la lumière oblique, les éléments présents dans les recoins deviennent abstraits, comme illuminés transformés, presque odorants. » La puissance de ces recoins, ces lieux où l’imaginaire se perd… Quant à la table, c’est un bel hommage!
Ouh… Science du bois mise en partage et belle occasion offerte d’un étalonnage olfactif servi sur le feutre des mots !