En Chine Li T’ai-po a écrit :
Le ciel est le lieu de départ
La terre est l’auberge
Le langage est la charrue à bœufs.
Le temps est un voyageur qui ne revient jamais.
Pascal QUIGNARD. Sur le jadis, les listes de la joie
Est-ce vraiment un sujet de littérature ce qu’on mange depuis l’enfance ? Est-ce que c’est un monde sérieux celui où on compte les sardines dans leurs boites avant de les partager à la table familiale ? Mathilde passe en revue ses souvenirs pour faire l’inventaire des plats qu’elle a vu préparer et appris à préparer , le plus souvent de mauvaise grâce. Mais elle n’a pas envie d’en parler aujourd’hui. Passer son temps libre à nourrir et à servir les hommes père & frères confortablement assis à table et qui reluquent ce que la mère met ou rajoute dans chaque assiette, ça va un moment… La rébellion a été précoce. C’est ce qui lui a donné des ailes , elle a quitté la maison le bac en poche, après trois ans de pension chez les bonnes soeurs St Joseph, à trente kilomètres et à une heure chrono du patelin, en comptant les arrêts de ramassage, et les cours mixtes chez les Frères Maristes, juste un parc pentu à traverser entre les deux, et bien des occasions de musarder dans la Laïcité de la Maison des Jeunes , bâtiment neuf et moderne, miraculeusement situé entre les deux grosses bâtisses en pierre de Ruoms comme le socle de la statue de la Liberté à New-York. Voyage en car le lundi matin trop tôt, retour en auto-stop le samedi midi,pour économiser les sous du bistrot. Le café est de plus en plus cher mais on peut rester à papoter entre copains copines en début de semaine, juste avant de rejoindre le bahut. Mathilde aime ce moment conquis par ruse et devenu rituel. Les parents savent… Ils ne disent plus rien. Ils ont confiance et pas de rallonge pour l’argent de poche.
Elle a perdu la foi dès la première communion, elle considère qu’ on n’a pas répondu franchement à ses questions lors de la « retraite » dans un bled de montagne où on leur a fait réviser le catéchisme en long , en large et en travers, puis confronter publiquement leurs ferveurs à coup de questions insidieuses dans des débats brumeux…Le bilan a été sans appel : un gros doute sur l’existence de la Sainte Trinité, une aversion radicale pour la crucifixion , spectacle navrant et traumatisant infligé au milieu de la nef et résumé sur les murs avec l’ignoble chemin de croix, un non moins gros doute sur l’origine divine de la maternité de Marie, la mère du crucifié, beaucoup de compassion pour elle, mais avec un fils pareil, comment ne pas prendre une posture de Piéta à perpétuité ? Ne parlons pas des saints et des saintes, des apôtres et toute la saga biblique pleine de choses hallucinantes, la plupart invraisemblables. Mais quelle violence ! C’est ce qui ne lui plaît pas et aussi cette notion de péché qu’elle est obligée d’inventer en se décarcassant à chaque confession dans cette boîte à trois casiers qui pue la cire, la poussière et la transpiration. Tous ses péchés sont véniels car ils sont pour la majorité virtuels. Elle admettra à contre-coeur que les exégètes et les guerres de religions tiennent encore le haut du pavé. Mathilde n’a pas renoncé à son libre arbitre. Comme la mystique Hadewijch d’Anvers qu’elle connaîtra beaucoup plus tard, elle abandonnera la génuflexion… Et puis quoi encore ?
Plus tard, à l’époque du Lycée, elle avait besoin de temps pour écrire des lettres d’amour et pour rêver nonchalamment à son avenir. C’est là que son répertoire de chansons à la guitare, partagé en famille, n’a fait que s’amplifier de mois en mois, Brassens, Brel, Bécaud, Tisserand, Maxime Le Forestier, Léo Ferré c’est extra…Barbara la préférée… Mathilde recopiait sans se lasser les paroles et les accords sur des cahiers entiers. Rien à voir avec le répertoire Yéyé dans le pré du Cousin Jeannot ! Avec les frangins, leur était venu le goût des textes « qui veulent dire quelque chose » et en prime, de se coltiner les tablatures d’accompagnement instrumental… cet emploi du temps a fini par supplanter le programme littéraire des Lagarde et Michard. pour lequel Mathilde avait investi des heures et des heures d’ennui sans rendement. On est pas sérieuses ni sérieux entre 15 et 17 ans… Les Beatles sont venus plus tard, l’accent n’était pas fameux. A cette époque les voyages linguistiques au collège n’existaient pas.Les 45 Tours n’étaient pas nombreux, ni les pick-up dans le village. C’étaient les filles ou fils de commerçants qui organisaient des « boums » dans une cave sous le presbytère,prêté par le curé, en échange de chants dominicaux à la messe. Frère aîné à la clarinette, copain à l’harmonium, les tubes de Jean-Christian Michel qu’ils jouent, font un tabac. Les choeurs garçons et filles motivé.e.s, l’église a connu une recrudescence de fréquentation grâce à Bach et Oh ! When the Saints go marchin in… entonnés à plusieurs voix. Curé et paroissien.ne.s dont de nombreux parents aux anges, en redemandant … Un triomphe à Noël , avec le Minuit Chrétien paternel, Ténor unique en son pays, lequel réconcilie ainsi les genres musicaux secoués par les divergences naissantes et se fait pardonner toutes ses gueulantes de l’année écoulée.
Ce sont les hippies avec leurs idées Peace and Love, et leurs manteaux en peau de chèvre qui ont importé les sons britanniques et ceux des States dans le village lors de soirées, méga-feux de camp au bord de la rivière,défiant les lois parentales du couvre-feu de onze heures.Les flirts sous les étoiles n’avaient pas d’équivalent dans la vraie vie. Le début de la débandade pour une volée d’adolescent.e.s galvanisé.e.s. à bloc. Pink Floyd et les années chichons pour les aîné.e.s ont radicalisé la rupture générationnelle. Les cheveux longs et les jeans brodés ont envahi les rues. Les crispations parentales ont cédé le pas à un certain amusement, Mathilde se souvient… – Si vous voulez chanter des chansons subversives chers enfants, autant les chanter devant nous à la maison sur le balcon ( pas trop fort quand même) ! « Les bourgeois c’est comme les cochons »…etc… »Dans l’eau de la claire fontaine elle se baignait toute nue »… etc « Car il y a des gens que j’aime à Gottingen »… » C’est bien toi Charlemagne qui l’a fait lever trop tôt « … « Quand il est mort le poète »… » L’impunie » …
Mathilde repense à cette histoire de sardines. Elles ont bel et bien existé à table. Mais leur prix exorbitant pour des boites minuscules en faisait un produit de luxe. La mère avait trouvé une combine… Elle ouvrait quatre boîtes pour huit et elle en écrasait le contenu à la fourchette, elle y rajoutait du beurre et les tartinait sur des tranches de pains grillés. Une chacun.e. Pas de jaloux , délicieuse avec la salade à l’ail et parfait pour caler les estomacs en entrée . Au début, les enfants tordaient le nez en considérant l’innovation… Et c’est là que la belle voix paternelle entrait dans son usage sensationnel : – Bon sang… Arrêtez de faire les difficiles… De toute façon, on ne peut pas vous acheter des ortolans … ? L’expression est restée… aussi mystérieuse que le mystère de l’eucharistie… Mathilde a, depuis ,trouvé la trace des ortolans sur son dictionnaire Larousse. Et elle n’a jamais eu envie d’en manger.
Les fils tirés me conduisent moi aussi à mon adolescence (j’en ai soupé de Jean-Christian Michel). Un goût de souvenirs rassemblés en un terreau d’où jaillissent les histoires qui ont la couleur du vécu. Merci.
La Musique émancipatrice et les Langues étrangères au microcosme familial ont dans toute adolescence à peu près revécue une importance majeure que Mathilde souligne ici à l’âge adulte bien avancé. Oui bien sûr, c’est du vécu un peu romancé. Mes textes sont perfectibles.J’attends Septembre pour vous relire plus exhaustivement. Un gros chantier d’écriture me requiert et les joies familiales estivales pour les trois semaines à venir, le tout mélangé… Je vais avoir du mal à tenir l’atelier en profondeur. Merci de coeur pour ton passage. La clarinette , moi aussi, ça m’a un peu saturée… mais pas Bach dans ses oeuvres d’orgues monumentales…
Ce travail geste / objet est devenu pour toi prétexte à zoomer sur des zones de l’enfance de Mathilde…
eh oui on en a soupé nous aussi de ces histoires ! et je pratique toujours pour l’apéro la technique des sardines écrasées avec un peu de fromage frais et de belles herbes du jardin…
Oui, la consigne mal assimilée, ce refus de la politique des blocs interminables, devient un prétexte à réminiscences avec cette impression de navigation où je retiens fort la voile contre le mât de mes misères, toutes relatives par rapport à celles de la génération précédente et d’autres membres de la Tribu élargie… J’aurais pu rester à quai comme Ugo et « catafalquer » mon embarcation en sifflotant. A mes yeux, Mathilde est une chanceuse , elle a des gestes libres de femme certes conditionnée par les moeurs d’aujourd’hui en pays (encore) libre, mais qui a conscience de ses brèches de solidarité et d’évasion personnelle par l’écriture. Mathilde surveille moins ses gestes et les objets tout autour, que sa compassion compacte pour ce qui continue à oppresser les femmes et les minorités face aux pittbulls de la capitalisation et du désastre. Parler du passé dans ce contexte, c’est comprendre d’où elle vient et ce à quoi elle tient malgré l’ambivalence des sentiments et des traditions. Le « c’était mieux avant ou » le progrès est indéniable et incontestable,on ne voudrait pas des conditions de vie servile de nos aïeules »… J’écris sur le passé pour préparer le futur, espérer que chacun.e trouve sa place d’humaine présence aux autres, sans prétention ni prédation inutile. Apprendre à se tenir et à se retenir quoi ! Je sais bien, c’est difficile comme l’écrivait Philippe DJIAN en évoquant le peintre contemplatif Bram VAN VELDE ami de Charles JULIET.
Toujours un régal de vous lire. La perte de la foi de Mathilde est rondement menée. C’est drôle, mordant et aussi très touchant et bien sûr cela nous parle de l’adolescence du personnage et au delà de la nôtre. Ce moment de remise en question et d’émancipation. Et la présence de la boîte de sardines qui revient dans le texte est vraiment délicieuse. Merci
Merci Françoise, d’abord pour votre enthousiasme,qui me dédouane un peu d’un sentiment de désinvolture vis à vis de cette histoire de sardines qui m’a d’abord un peu déroutée. J’ai peur qu’avec Stephen KING cela soit dix fois pire. J’ai horreur des romans d’horreur, de la fascination qu’ils suscitent chez certaines personnes.J’ai sans doute un contentieux important avec les histoires de violence , même imaginaires. Mon humour est plus soft et prend forme au contact des interactions humaines ordinaires. Je suis à des années lumière du ricanement prédateur des clowns transformés en prédateurs. Et le sort des sardines continuera à m’émouvoir longtemps, si vite avalées ou écrasées…Quant à l’adolescence, elle aura été pour Mathilde et les siens étonnamment musicales, et ça n’a tué personne… Elle s’en réjouit encore. Pour la foi , ma foi, elle a fait tout ce qu’elle a pu pour ne pas la regretter, ce fut si fugace…et un domaine de vive perplexité devant les comportements vindicatifs et sectaires des dogmes dominants .Merci encore, et restons zen. Là, je suis sur un autre chantier.