Dans ce lieu à la géographie instable, ni village, ni bourg, tout juste queue d’agglomération, en toute pièce de sa maison, elle fume clope sur clope. Jamais en panne de volutes, plutôt crever vite que souffrir du manque. À chaque bouffée, braise attisée, ses traits émergent de l’ombre, et se redessinent en reliefs nouveaux. Le visage rouge féroce, les cheveux feu de forêt. Un rien de folie à l’expiration, une perte de sens à l’inspiration. Pulsation cœur de papier et de brins. Elle emmerde le monde depuis son giron Amazone. Souffle, stress. De la frustration et de la colère.
Tapie dans sa maison, à l’abri des banalités et du rejet violent des voisins. De rosse, de heks, la sorcière du Coin du balai, quelle ironie. Veuve hérétique aux contours flous, enfumés par le mépris local. Pas de place pour l’excentricité chez les bouseux, les antiquaires mutiques, chez les bourgeois ni au coeur de la misère.
Non, pas de toi ici, ou trop de toi.
Parfois, pour elle, la vie pèse. La foi ne peut supporter qu’une certaine quantité de doute, avant de s’atrophier. L’architecture brutaliste des conifères et la déchirure des jours blessés sur les barbelés l’oppressent. Heureusement l’alcool aide, tout comme cette vie nicotine, goudron, monoxyde de carbone, radicaux… libres, quelle piètre blague !
Son seul espace d’indépendance se situe au milieu d’un immense salon, où bibliothèque et télévision, radio et peintures cheap n’existent pas. Remplacés par des cages, de nombreuses cages, et une impressionnante quantité de vivariums. L’espace sonore y frôle la perfection du néant : consumation du tabac, cause, craque, jase, parle, piaillement, sifflent les perroquets, chute de fiente. Imperceptibles glissades des serpents, inaudibles mouvements des pattes de mygales, paroles secrètes de lézards et de caméléons. Et tout cela sent, fort. Ce monde, il faut le vivre.
Invisible.
Réciprocité : elle ne sort pas de chez elle, et personne n’y rentre. Et pourtant, elle fume, elle boit, bouffe et nourrit sa ménagerie. Chez elle, le temps est autre, l’espace aussi, au-delà des sons fantômes, et de la puanteur organique.
Parfois, un jeune voisin s’invite, le petit-fils de Marie, elle ne rejette personne. Il frissonne. Il apprécie les aras blancs, ararauna, macaos et les cacatoès, mais craint tellement les velus octopodes aux terrifiants abdomens et la langueur des phasmes.
À peine supporte-t-il les araignées petits pois et les ombres noires planquées dans les toilettes chez ses grands-parents. Il envisage parfois de se faire dessus plutôt que de se rendre dans leur cour. Les insectes ça dégoûte.
Il a onze ans, à peine, il regarde cette femme seule, rousse, aux traits tristes lorsque la lumière du jour atteint son visage… ce qu’elle évite au maximum. Il l’estime un peu, il sait. Il sait qu’en son cœur arythmique et en son souffle rauque, le flux d’une forme d’affection circule. Ne pas ébruiter ce secret, elle a fait vœu de solitude, un jour. Il ne comprend pas encore que franchir le seuil de cette maison, c’est un cadeau, et qu’en repartir puant la clope, suant à grosses gouttes, ça ne s’oublie pas.
Lire ce texte aussi c’est cadeau. Un monde donné à voir avec toute sa consistance. Merci, Gauthier.
Merci Anne, que répondre à ce message ? Je suis très ému, ces personnages je les aime… le lien est fort… s’ils « vivent », communiquent quelque chose, j’en suis heureux! Belle journée!
« plutôt crever vite que souffrir du manque »
Quelle inspirante veuve. Merci Gauthier.
Hello Ugo, comment va camarade? Elle se bat, comme beaucoup de mes personnages, pour exister dans un monde « sur-mesure », à l’équilibre fragile, mais vrai. Excellente journée !