Je n’ai pas assez parlé de cette odeur du matin qui chasse l’air alourdi de la nuit, il faut imaginer l’amertume du café soluble — et la lumière qu’il me reste de ces matins — l’odeur de la première cigarette — à peine a-t-elle terminé sa tasse de café qu’elle allume une cigarette, il n’y a aucun souvenir des mots échangés autour de la table du petit déjeuner, seulement des gestes un peu brusques, cette manière de se frotter le visage du plat de la main pour effacer les traces du sommeil, aussi cette phrase répétée souvent — je suis coco-bel–œil ce matin — parce qu’elle n’avait pas pris la peine de se démaquiller la veille et que le mascara noircissait ses paupières inférieures, et l’odeur du café clope, et toutes celles qu’elle orchestrait, celle du ménage, encaustique et javel consommés à outrance — ça doit sentir le propre coûte que coûte, cette ardeur suspecte à jeter des seaux d’eau savonneuse nous contenait immobiles sur le lit ou le canapé jambes repliées si nous n’avions pas eu l’intuition de nous échapper avant la grande marée, et celle des cônes parfumés au bois de santal pour chasser celle des cigarettes, et celle du linge sous la vapeur du fer, de lessive réchauffée — chaque fois que je repasse son corps m’apparaît, et je reprends sa façon de plier le linge avant de l’écraser sous le fer, alors elle s’incarne curieusement en moi — et l’odeur des oignons qu’elle fait frire dès le matin — l’été on cuisine le matin après il fait trop chaud — l’odeur des tomates cuites, celle fade de l’eau de cuisson des cocos, et cette odeur de peau à peau moiteurs collées tendresse béante succion rance et tendre, l’odeur d’un gant humide, d’une fièvre, d’une semoule au lait, du gruyère fondu à la flamme du gaz, d’un quartier d’orange, cette odeur — sa peau sous le soleil, sa peau nue qui ne craignait aucune brûlure, sa peau chaude et brune, c’était fragile et rassurant, celle du vernis dont elle se laquait les ongles, et le miel de son rouge à lèvres, celle de la dernière chambre d’hôpital — d’amande amère, je n’ai pas assez parlé de cette odeur qu’on sentait encore entre les murs de l’appartement, ce dernier parfum qu’elle a porté mélangé à sa peau, l’alchimie écoeurante qui avait mis nos corps à distance s’infiltrait partout, jusque dans le fond des tiroirs vides, luttait contre l’effacement — parce que plus j’essaie de me souvenir d’elle plus elle s’efface — seuls demeurent les souvenirs de mes souvenirs, les scènes déjà écrites, racontées, ressassées, mais son image — d’elle vivante — elle — s’efface.
Très beau. Ce jeu sur les pronoms. Ces odeurs qui ramènent des souvenirs. Et le choix de la phrase unique avec tirets, ça apporte un certain rythme.
j’avais le même surnom (pas pierrot, coco-bel-œil) (ça commence à faire…) parce quel’occultiste avait jugé bon de me faire porter sur l’œil droit(celui qui voit) un obturateur afin de favoriser le travail du gauche (un peu nulle comme thérapie…) (malgré ses travers, on l’aime beaucoup) (on la verrait presque…)(merci à toi)
« chaque fois que je repasse son corps m’apparaît » (alors elle est vivante encore : -))
« cette manière de se frotter le visage du plat de la main pour effacer les traces du sommeil »
Merci Caroline.
» toutes celles qu’elle orchestrait »… elle, la mienne, c’était cette eau de Guerlain qu’aucune de nous (y compris nos amies) n’a pu porter et ne sais pourquoi celle d’abricots murs sur des dalles chaudes
Tu nous touches