Je n’ai pas assez parlé de cette odeur. Tonton Odilon était le diable et si le diable avait une odeur il aurait l’odeur des oignons fris mélangés à l’ail, au concombre et aux piments. Je détestais la cuisine de Tonton Odilon. Elle était comme son caractère, brutale. Il mélangeait dans une casserole tous les légumes qui pouvaient lui tomber sous la main, ti figues et bananes jaunes, christophines, choux, tomates, patates douces, pourpier, poivrons et du riz et du steak quand il y en avait. Tant qu’il pouvait mettre la main sur de l’ail, de l’oignon, des concombres, des piments et du sel, il considérait qu’il était possible de cuisiner. S’il manquait un de ces ingrédients surtout l’ail et l’oignon, il rentrait dans des colères violentes abreuvant de reproches tous les habitants sous le toit qui n’était pas le sien, et Rosine jamais n’aurait avancé que c’était son toit, sa cuisine, son réfrigérateur, ses courses, depuis que lui refusait qui de travailler, qui de toucher à l’argent, qui d’avoir un seul papier de l’administration pour d’éventuelles allocations, bref depuis que sans le dire il était devenu un nègre marron inconnu du gouvernement. Le résultat de ses mélanges était une vilaine bouillie marronnasse et surtout cette odeur de marée qui lui tenait au corps et à la barbe quand bien même nous n’avions pas cuisiné de poisson depuis des jours et lui non plus. Faire la bise à Tonton Odilon était une punition. Il ne pouvait qu’être le diable. Seul le diable pouvait créer cette odeur écœurante à partir d’épices qui quand Rosine les cuisinait donnait une odeur qui ouvrait l’appétit. Tonton Odilon était un homme en colère. Il jetait dans son assiette comme l’aurait fait un geôlier, la pitance qu’il avait préparée et qui puait un jour de marché aux poissons. Il y ajoutait du piment confit et l’avalait vite à grosses bouchées le visage fermé avec une rasade de rhum pour ponctuer le tout. Sa rage passait sur des moustiques à qui il faisait une guerre sans pitié et la mastication était accompagnée de fortes claques qu’il s’infligeait quand ce n’était pas l’insecticide qu’il avait toujours à portée de main et qu’il dégainait sur un seul et unique moustique. Rosine avait une patience infinie avec son frère. Il était revenu au pays depuis plus de dix ans mais quand il en parlait c’était comme s’ il était rentré la veille en Guadeloupe. Il avait eu dans le pays des blancs, une femme blanche dont il avait divorcé, un travail dans une banque (ce que je suis incapable de me figurer) qu’il avait quitté et des amis qu’on ne voyait jamais même pas en photo et qu’il aurait pu totalement inventer. Au vu de sa brutalité j’imaginais parfois qu’il avait fait de la prison ou commis un meurtre et que la Guadeloupe était sa terre de rachat. Sa manie de battre la campagne, de visiter les cases à l’abandon et de faire le racoon dans les poubelles des gens et les dépotoirs était pour moi un indice sur son passé de voleur. Rosine avec une patience infinie se gardait bien de dire un mot, elle essuyait la tempête pour ne pas la rendre plus grosse et lui servait les jours suivants son silence et des yeux qui ne le voyaient plus jusqu’à ce que sa tendresse la fasse capituler. D’homme brutal et irascible, Tonton Odilon passait à l’homme tendre. Il composait des bouquets de balisiers et d’anthurium. Il redoublait d’efforts dans le jardin mais surtout il nous adressait enfin la parole. Les conversations d’un homme aussi bourru étaient forcément limitées (les moustiques étaient dangereux et transportaient des maladies ou encore la taille de ses piments), mais l’effort et sa maladresse avait quelque chose de touchant et même moi qui le détestais je me remémorais alors les histoires d’abus dans son enfance par ma grand-mère qui avait élevé tous ses enfants à coups de ceinture et de barre de porte. Je me rappelais qu’il sursautait dans ses siestes comme si son corps dans une hypervigilance était toujours en alarme prêt à faire face à une agression. Tonton Odilon était un homme en guerre contre des ennemis qu’il allait épuiser avec ce qu’il avait appris au service militaire dans la forêt et les rivières connues de lui seul. Tonton Odilon était un homme fou et Rosine sa sœur ne l’avait pas abandonné à la rue. Le diable autiste qui sentait le poisson, voila ce qu’il était pour moi.
Magnifique texte (très très fort)
(« Il jetait dans son assiette comme l’aurait fait un geôlier », les « bouquets de balisiers et d’anthurium », quel portrait !)
Superbe, intense, bravo.
Beau portrait et quel personnage ce tonton Odilon !
Très beau portrait, haut en couleurs et émouvant aussi
Très beau portrait comme une sculpture dans le dur et dans l’intense…
c’est fort ces sursauts dans le sommeil comme s’il allait être roué de coups, attaqué…
j’ai retenu : « Faire la bise à Tonton Odilon était une punition. », quelque chose qui m’évoque des personnages de mon enfance, saisis depuis trop de saisons dans les mêmes vêtements avec ce mélange d’odeurs rassies qui mettent mal à l’aise un enfant
Merci à toutes et à tous de me lire. Je vous lis aussi 🙂 et c’est un plaisir
Très beau portrait de Tonton Odilon.
» …bref depuis que sans le dire il était devenu un nègre marron inconnu du gouvernement. »
J’ai pu vérifier ce que voulait dire » nègre marron ».