L’été n’est pas aussi lent qu’en ville, semé d’odeurs retenues contre soi, libérées d’heure en heure quand on arme ses défenses du côté des communes, dans la campagne on sent le soleil se soulever dès sept heures, c’est un fil suspendu qui t’accompagne dans le corps et chaque fois elle est si heureuse d’accueillir enfin le neveu venu de la ville, avec ses cheveux relevés et crépus qui forment une ronde dansante autour du front, boucles en couronne de giboulées, frise de Sanson gagnée sur le panache des mers. La peau indienne et métissée fait de lui un être à l’écoute de sa force, gardien des frontières de nuit, arqué sur des crêtes de sable, masaï nomade, altier et fin, si fin si haut sur la route, blé oscillant avec son gros sac à dos et la valise épaisse, rectangulaire, qui renferme la trompette. Il joue dès le matin, quelques gammes, et puis viennent dociles, les morceaux plus difficiles et périlleux. Il finit sans force sur les notes aigues, abordant ensuite les thèmes moins durs, Le marin musicien, Donna Donna, Alléluia, souvent des mélodies dansantes et juives. Parlant très peu, il reste assis de longues heures à écouter des relents de musiques industrielles, « c’est bad mais ça donne envie de composer ». Alors, elle pense aux dérives de Miles sur des morceaux de variétés glanés à la radio, le fameux « time after time » de Cindy Lauper. C’est ainsi possible, la petite musique entêtante peut déclencher de formidables errances, des notes enclenchées legato, l’interprétation, le motif obsédant qui prend forme, se libère progressivement de sa gangue initiale. Il joue, s’agace de devoir répéter inlassablement les mêmes mesures difficiles, mais il faut bien l’avoir un peu, cette patience. Après, il ressort « faire un tour ». Quand il marche, ce sont des heures, de larges enjambées qu’il garde pour lui, recroquevillées dans sa tête, avec cette volonté fière de parcourir de longs morceaux qui l’enchaînent aux écouteurs, toujours les mêmes rues de la commune, l’odeur du sable sur les pas-de-porte, le pain frais du matin et les grillades du soir, il prend les rues les plus ombragées, revêt un brassard fluorescent quand l’extinction des feux, trop tôt décidée par la mairie, s’amorce dès vingt-trois heures. Elle crie qu’il faudrait une pétition pour récupérer la lumière des rues, au moins jusqu’à minuit. Comment font les filles seules qui rentrent de soirée ? c’est tout de même discriminant ces économies d’éclairages… Les voisins disent qu’ils n’ont pas pu intervenir, les budgets alloués pour l’électricité ne sont pas fameux. Et puis le tourisme des campagnes, franchement ils s’en fichent. Même si bien sûr, les commerçants…
Avec le temps, on y repense, aux incidents graves, on se dit qu’il n’est pas possible de se faire malmener par les événements sans y être un peu mêlés. Comment est-il possible d’assister sans prendre position ? comment être jeune aujourd’hui, insouciant, le regard pris dans la vraie vie ? elle se dit souvent qu’il n’a pas suffisamment insisté, sur la nécessité de ne jamais confondre : l’acte d’honneur et l’acte d’orgueil.
Dans la nuit, on entend la fête foraine qui bat son plein. Il fait bon sous les tilleuls qui mélangent leur musique avec le feuillage des manèges, c’est une transition entre l’action et la peur, la vibration des élytres, le réveil des odeurs de sucre, le caramel écœurant, et l’agitation des filles qui circulent entre les machines. Les couleurs flamboyantes font monter les yeux et la salive, du sucre pour les oreilles, les joues, la soie du front, les cheveux dans le vent artificiel qui circule à cent-vingt kilomètres heure dans les bolides aéronefs. J’ai mal. Il a mal. Elle a mal. Elle surgit des draps, une douleur aigue dans la bouche. Il fait frais dans la salle d’eau. Il est parti se promener, il a trouvé du monde « c’était juste pour te prévenir, comme je sais que tu t’inquiètes ». Émoticône qui serre les bras. Elle répond « merci grand bonhomme, ne rentre pas trop tard ». Se recouche, les persiennes, au loin le déluge des cris à marée bifurquante, le vent délirant se mêle aux danses, il fait frais sous les tilleuls, les gravillons, les pas feutrés. Plusieurs heures se sont coulées peut-être, elle se réveille à nouveau. Une heure du matin, « ce serait plus raisonnable que tu rentres maintenant ». Immédiatement, un message clignote. « Je suis rentré c’est bon ». Émoticône qui serre les bras. La brume dans la chambre, effet de pleine lune, il n’est pas si tard, et pourtant comme une odeur. Une odeur de cœur. Battement lourd et ténu, une basse informe, peut-être le son feutré des écouteurs depuis la chambre d’à côté. Un vague tambour au fond d’elle, nausée liquide remonte des organes. Elle se glisse dans le couloir. Le liséré de lumière sous la porte, il est bien rentré. Et pourtant ce besoin de parcourir plus loin, cette densité qui rentre dans le mouvement du corps, il faut aller jusqu’à la salle de bain. Et c’est devant le lavabo qu’elle a senti ce retour épais dans la tête, le gant spongieux sur le bord du lavabo, palpite encore de pression sur des mains, le gant, la teinte légèrement rosée, cette odeur qui revient comme de l’intérieur d’un homme, odeur battante, fait l’effet d’un air alourdi, instinctivement elle tourne la tête vers la petite fenêtre qui borde la baignoire, il faut ouvrir l’odeur lourde, quelque chose ici est sorti d’un corps, une transpiration de peur, les yeux fixés dans le miroir, la main sur le bord du lavabo, ne voit pas encore les taches fines et douces qui cernent la vasque solide. Des éléments plient ici, tout contre sa paume, quelque chose s’écrit à son insu.
C’est au réveil qu’elle viendra vers lui, le café dans la main, et lentement détaillé, chaque coup dans le visage, la découverte acide et prise dans un étau de fer. « Je suis tombé » entre ses lèvres gonflées. Une incisive s’est déplacée, le sang coule depuis la gencive noire. L’arcade sourcilière, l’angle du nez, la violence, la stupéfaction. Que s’est-il passé ? Tu t’es battu ? Tu t’es battu ? La dent bouge et lance une douleur stridente. L’odeur du sang sur l’oreiller. Ils étaient deux, des grands, trente ou trente-cinq, m’ont agressé, ils étaient ivres. Ivres de joie ivre de frapper un jeune noir, c’était leur occupation combinée au désir de frappe, leur manège à eux. Pourtant nous étions tout un groupe. Mais c’est moi qu’ils ont choisi. Les autres n’ont pas pu, ils avaient peur, il le répète plusieurs fois, ils avaient peur, ils étaient tétanisés, et les deux frappaient de leurs deux poings, leur charge facile, leur poids double et pesant sur le visage. Voulaient anéantir la beauté du visage noir. La beauté du sang qui bat. L’éclatement de petites bulles de beauté partout sous le ciel gras de la lune. L’écrasante puissance des pognes. Pour broyer le visage. Le souffle des lèvres dans la trompette. Il y en a qui aiment cette force charismatique de la violence, ils filment l’homme qui s’abat, qui gueule et qui frappe, ils se voient prismes de frappe sur le corps au sol, sonné au sol recevant les coups qui défigurent un visage d’adolescent, sera vidé, strié de racines, sera stigmates – servira de nouveau sous une autre puissance de frappe.
Comment n’a-t-elle pas su. Admettre que tout est danger, que tout est proie. Qu’il est une chose à transmettre à chaque seconde : prudentiae, prudentiae. Juste – Se tenir à l’écart. « Mais pour une fois que je rencontrais du monde… ici tu sais bien… »
Ici, la violence sans filtre des campagnes. On ne peut imaginer les imbéciles en brasier, plus furiosi à engloutir des litres d’alcool, pour tordre en leur gosier des hommes lianes et légers, et sans idée, sans prévoir, braire leur haine à coups de poings.
Passé le temps à attendre, presque une heure, jusqu’à ce que le téléphone se décharge complètement, les médecins urgentistes au téléphone, le 116 117, qui connaît ce numéro du pire. Au 12 les pompiers lui répondent, ne s’émeuvent que d’une voix lointaine. Pourquoi les appeler pour des incisives brisées. Il faudra sans doute lui arracher. La musique des lèvres.
Et c’est d’un coup, cette peur qu’arrivera-t-il des promenades nocturnes, tu ne sors plus, si tu t’es un peu défendu contre eux, instinctivement coup pour coup, ils chercheront à se venger, battront les rues à ta recherche. La peur instinctive, le fléau de l’énergie ravage.
Alors elle a senti comme une odeur de pleurs à l’intérieur de la bouche, depuis le sentier cousu de fil désespoir à travers toutes les bouches de mères, les gouffres de tristesse, le cri des animaux sur la banquise disparue, le petit dévoré entre les mâchoires ennemies, les hommes à l’affût de ton odeur, les cris des mères, depuis le Chili, le Pérou, les assassinats des fils, la Palestine démembrée de ses garçons, les effluves de corps élagués écrasés par des hommes, les jeunes ravalés à la bosse d’un cœur qui reflue dans la poitrine, contente-toi de respirer, contente-toi de respirer, mais surtout
Surtout n’existe plus
Si tu ne veux pas crever
sous l’énergie ravage des hommes
… terrible texte. je ne veux pas ne pas laisser de commentaire, mais je ne trouve pas de mot…
Merci vivement Véronique d’avoir pris le temps de me lire, et je vais découvrir vos textes dans la soirée
douce journée à vous
Françoise, c’est insensé comme la préciosité (au sens positif du terme) la précision et la richesse de ton écriture arrive à servir cette horreur des faits bruts, et la blessure de celle qui aime.
Merci infiniment Catherine pour ta présence si chaleureuse
Tes textes sont somptueux… nous les lisons en famille !
Je ne peux pas mieux dire que Véronique et Catherine. Ait pensé à Mauvignier. Merci de nous avoir donné cette vision du terrible et de l’absurdité humaine.
Merci du fond du coeur chère Helena, nous n’avons pas fini d’en souffrir… heureusement, parfois, l’écriture
Wow, je suis sans mot. Si, un seul: merci.
Merci vivement Irène d’avoir pris soin de me lire, c’est extrêmement porteur… cette force de l’échange… je vais à présent me plonger dans vos beaux textes ! Très douce journée à vous surtout