Ça y est, c’est aujourd’hui que ça va arriver. Elle est seule dans la maison, les petits sont chez ce veuf aux trois enfants. Le mari est en tournée dans le village. Elle est seule, en combinaison de nylon. Elle respire l’odeur de la maison pour la dernière fois : café froid, tabac froid, parfums du quotidien qui la laissent froide. Elle se regarde dans le miroir, oui elle peut, malgré ce qu’elle prépare. Une main sur les cheveux ondulés, un doigt sur les cernes puis sur la bouche. Douceur d’une caresse distraite.
Elle se déshabille. La bassine d’eau est prête. Elle s’y love sans confort, passe le gant de toilette dans le cou, sous les aisselles, sur les seins – ils sont encore fermes pour une cinq fois accouchée. Fragrance de lavande sur sa peau, éphémère. Elle ne s’attarde pas sur les intimités poilues, il faut aller vite. Elle sort du bain, s’essuie, enfile la robe choisie la veille. Le cœur tanne le corps de l’intérieur ; tout est remous, rythme et heurt. Il martèle dans les tempes, il fourmille dans les jambes. Elle souffle pour conjurer l’agitation. Pause, un vertige la pousse à s’appuyer contre le mur.
Elle regarde la pièce principale, une seule pièce à part les chambres, où elle se repasse le film de ses années de supplice : l’homme qui la désirait sans retour, lourd sur son corps gourd, ses chatons sacrifiés qu’elle n’a jamais réussi à aimer, les mêmes gestes en vingt ans, reproduits sans conscience, mémoires du feu, du balai, de la clope, de la bière ancrées dans les dermes de l’habitude. Ça lui donne envie d’une cigarette. Elle cherche le paquet de tabac, trouve les feuilles, roule et enflamme une allumette. L’odeur du soufre est l’entame d’une journée particulière, longuement ressassée dans sa tête, inédite dans sa chair puisqu’il faut tout éprouver maintenant. Elle s’assied pour savourer le goût de la nicotine, exhale une fumée qui méduse au-dessus de sa tête. Effluves capiteuses qui lui donnent aussitôt envie d’aller aux toilettes. Elle résiste. L’idée de courir au fond du jardin dans cette alcôve sinistre où les puanteurs des autres enveloppent ses fonctions primaires – les autres, son enfer – la répugne.
Elle jette son mégot dans la cendre du poêle crapaud. Elle va chercher le sac qu’elle a caché dans le débarras derrière l’escalier. Ses talons pilonne l’agacement qui la saisit sans qu’elle sache pourquoi. Elle devrait être heureuse, trépigner, sauter, applaudir. Mais elle est entravée par un tout petit sentiment de rien, un flou de gorge, qui, s’il ne la retient pas, lui gâche le plaisir de tout foutre en l’air.
Dans un instant, elle va ouvrir la porte, elle ne se retournera pas. Dans un instant, elle disparait.
Les odeurs de la disparition. Ou comment tout foutre en l’air sans se foutre en l’air. Un scénario possible. C’est à peine mystérieux. On la comprend.