Ulysse est assis sur une plage, recroquevillé sur lui-même, les mains enserrant ses chevilles. Ça fait penser à un oeuf. Un oeuf vide puisque c’est le corps qui fait coquille. Un esprit vide puisqu’on ne sait pas à quoi il pense. Un objet sans vie, sans respiration, sans battements. Un objet mort puisque vous, lecteur, n’avez pas d’autres moyens de connaître cet homme que de lire ce que l’écrivain en écrit. Et l’écrivain, il écrit que c’est un objet sans vie, sans respiration, sans battements. Cela ne veut par dire que c’est la vérité, ça veut juste raconter ce que l’écrivain voit. Ou a envie d’écrire. Ou doit écrire, l’écrivain n’est peut-être pas libre d’écrire ce qu’il veut, mais ce n’est pas la question. La question vient de ce corps.
Ulysse est assis sur la plage. En y regardant de plus loin, il y a d’autres d’Ulysse assis sur la plage. Il y a d’autres d’oeufs soigneusement rangés. Mais ce ne sont pas des oeufs, ce sont des corps. Plusieurs corps sont assis sur la plage. Ça ne se dit pas, des corps assis. Ce sont des personnes qui sont assises, mais ce ne sont pas les personnes qui nous intéressent, même si on sait qu’il y a Ulysse, ce sont les corps. Les personnes à qui appartiennent ces corps sont assises sur la plage. Toutes de la même manière, recroquevillées sur elles-mêmes, les mains enserrant leurs chevilles. Si on savait à quoi elles pensaient, ce ne serait pas difficile de les qualifier de personnes, mais on ne sait pas, alors ce sont des corps. Mais ce ne sont pas ces personnes et ces corps qui nous intéressent, c’est Ulysse. C’est le corps d’Ulysse.
Ulysse est assis sur la plage et quand on regarde de très loin, on devine un oeuf minuscule. Minuscule parce qu’on est loin mais on comprend très vite que l’oeuf ne l’est pas. Qu’il est même gros. On devine aussi que c’est un homme qui est assis et que son corps a la même forme qu’un oeuf. On devine aussi qu’il y a d’autres oeufs, mais ce n’est pas la question. La question, c’est ce corps, celui d’Ulysse, même si, à cette distance, on ne le reconnaît pas. Personne ne le connaît ici, sur cette plage, ce n’est pas la question mais même si on le connaissait, on ne pourrait pas le reconnaître parce c’est trop loin. En plus, il ne porte plus l’uniforme de la compagnie des trains. Avec l’uniforme, on aurait pu reconnaître Ulysse, même à cette distance, mais sans, c’est impossible. De toute façon, ce n’est pas l’ancien contrôleur de la compagnie des trains qu’on voit, c’est ce corps. Trop lointain pour qu’on puisse en penser quelque chose de très intéressant.
Ulysse est assis sur la plage et il bouge. Il déplie ses jambes devant lui et, tout en restant assis, il continue à regarder droit devant lui. Son corps ne ressemble plus à un oeuf, il ressemble à un homme assis qui regarde devant lui. Ou plutôt, au corps d’un homme assis. Ça ne fait pas beaucoup d’informations sur le corps d’Ulysse si ce n’est qu’il semble y trouver une certaine satisfaction. Si ce n’était pas le cas, Ulysse se serait levé. Ou ne se serait jamais assis. Il y a, dans ce corps assis, toute l’histoire du corps d’Ulysse qui aime être assis, comme ça, sur la plage. C’est pas grand chose, l’histoire d’un corps assis, les jambes dépliées devant lui, avec les yeux qui regarde droit devant, c’est pas grand chose mais c’est déjà une histoire. Une histoire qu’a vécue ce corps. Ce corps nous raconte qu’Ulysse aime être assis par terre pour réfléchir et que là, il réfléchit. C’est pour cette raison qu’il est assis.
Ulysse est assis sur la plage. S’il n’était la stature de ce corps, s’il n’était le décor de cette plage de Riminiani, ce pourrait être un enfant assis sur un tapis. Lorsqu’il était tout petit, dans le salon de ses grand-parents, Ulysse aimait déjà se tenir assis, les jambes dépliées devant lui, les mains posées derrière ses fesses à regarder au loin. Il aimait aussi se tenir assis, recroquevillé sur lui-même, les mains enserrant ses chevilles, ou encore assis sur une chaise. Mais ce n’est pas la question, il n’y a pas de chaise sur cette plage. La question, c’est ce que raconte le corps d’Ulysse. Lorsqu’il revenait de l’école, Ulysse aimait bien s’asseoir dans l’herbe près de la forêt. Comme ça, les jambes dépliées devant lui. Lorsque sa mère s’inquiétait de ne pas le voir rentrer, elle allait voir près de la forêt et, très souvent, il s’y trouvait, assis dans l’herbe. Plus tard, à l’âge où les hormones jonglent avec les sentiments, il aimait s’asseoir dans l’herbe avec quelqu’une. Si elle ne voulait pas s’asseoir, si elle n’aimait pas être assise dans l’herbe, elle partait. Et lui restait. Mais c’était rare, tout le monde aime s’asseoir dans l’herbe.
Ulysse est toujours assis sur la plage. Si vous étiez une jeune fille assise près de lui, ou si vous étiez l’écrivain, vous verriez des détails qui racontent eux-aussi l’histoire du corps d’Ulysse. Mais ce n’est pas la question. Une cicatrice ne raconte un corps qu’en superficie. Sauf si l’esprit construit un souvenir autour de la trace, un souvenir suffisamment fort pour qu’elle raconte quelque chose de plus profond. Mais ce n’est pas la question. La question c’est ce corps, celui d’Ulysse. Ce qu’il raconte. Il raconte un homme qui n’a pas d’histoire. Dans le sens où il n’a pas encore d’histoire. Son histoire n’a pas encore été, ou n’est plus. Un homme qui aurait tué son histoire. C’est difficile à imaginer dans la réalité mais c’est facile à comprendre. Ce n’est pas la question, on n’est pas dans la réalité.
Ulysse est assis sur la plage et son corps est rempli d’une énergie débordante pour s’élancer dans une histoire qui ne serait pas écrite et que personne n’écrirait jamais parce que c’est lui qui serait seul au commande comme si sa vie sortait d’un roman de fiction qui ne serait pas écrit et que personne n’écrirait jamais. Mais il ne sait pas comment s’y prendre.
Quelle fluidité… ça m’a totalement emportée. J’aime beaucoup les mais ce n’est pas la question. Et j’aime tous les creux, les vides que l’on doit remplir soi-même ou pas d’ailleurs. Une enquête qui ne mène nulle part sinon en soi-même.
Catatonie amnésique de l’oeuf ? Une fiction très réaliste qu’on n’ose briser de peur peut-être de lire quelque chose de trop intime. Mais comme il y a des oeufs partout,on pourrait accepter la comparaison. J’aime bien le passage de l’âge dans la posture, d’abord foetale puis plus conviviale.
j’adore! ces répétitions, toutes ces postions assises comme des instants de vie contenues dans l’image, ça se boit comme du petit lait !
mais alors de quoi est-il question ? où est la question ?
peut être c’est celle de l’auteur qui nous fait tourner en rond, nous emmène où il veut, déforme le corps, le fait se recroqueviller ou allonger les jambes comme il veut, lui dessine le cœur qu’il veut ou pas de cœur du tout, le fait contenir une histoire qu’il ne veut pas nous raconter même s’il a toute l’énergie pour cela…
je reste un peu sur ma faim…
et ça aurait pu continuer, mais ça n’est pas la question…
« La question vient de ce corps. » Je pense moi-même souvent au corps, au corps de quelqu’un, au premier corps venu de quelqu’un perçu dans l’espace public et anonyme, comme à un point d’interrogation. Je lis dans ton texte la complication qu’il y a aborder au rivage de ce corps. L’énigme d’un corps. Question de focale, scrupules facon Palomar ? La référence réitérée à l’œuf me ramène à la manière qu’ont les avatars des joueurs, les obstacles, les trésors de « spawner », dans les jeux vidéo. « Un homme qui n’a pas d’histoire », écris-tu. Cependant je ne peux lire le nom d’Ulysse sans penser « Odyssée ». Ton « héros » nous apparaît désœuvré, suspendu. Naufragé… Que reste-t-il à faire (« à faire de sa peau » on dit chez moi) quand l’histoire est déjà écrite ?