#été2023 #07 | Tenir

Ça y est, la vielle est partie, montée sur sa bicyclette, elle souffle déjà. Comme pour mieux ventiler ses narines qui se pincent à chaque inspiration, elle rabat la lèvre inférieure sur la lèvre supérieure. Elle souffle, elle sue déjà, de la sueur mouille son front et colle quelques mèches de cheveux. Elle ne sait pas aller lentement, elle ne sait pas aller nulle part. Elle donne de vigoureux coups de pédale. La blouse au motif fleuri colle à sa peau. Sous la blouse, il y a le corset, qui maintient les vertèbres. Le corps qui doit tenir. Elle n’écoute pas ses genoux meurtris. Elle n’écoute pas sa cuisse recousue. Elle a le dos bien droit. Ses enfants ont tous le cou cassé et la colonne vertébrale arrondie. Corps obèses des enfants, corps hypocondriaques des enfants, corps arthritiques des enfants, corps migraineux des enfants. Et dans les cellules de la vieille, encapsulée d’anxiolytiques, il y a la dépression qui circule, qui soumet son corps et le gangrène quand elle n’y prend pas garde. La dépression c’est du corps aussi. Ça rode dans le corps, elle le sait. Elle tricote contre ça, elle cuisine contre ça, elle s’endort sur son livre de prières contre ça. Sur les tombes, elle coupe les fleurs fanées entre son pouce et son index, elle lave à grand au eau la pierre du plat de sa main, elle s’enfonce jusqu’au coude dans les vases à l’eau visqueuse. Contre ça, elle boit le sang du gigot. Et quand la dépression devient son corps tout entier, quand la dépression pulse dans le moindre de ses nerfs, quand la dépression devient du muscle et qu’elle assèche sa bouche, elle se dit qu’elle aurait pu, qu’il aurait fallu, que ce n’était pas assez. Qu’aurait-elle pu pour protéger le corps des enfants qu’on déchire et qu’on réduit au silence ? Qu’aurait-il fallu pour que les hommes bons vivent et que les salopards crèvent foudroyés par la justice divine? Comment aurait-elle pu être assez mère quand il fallait d’abord nourrir les corps, les vêtir, et leur apprendre, mais en vain, à se défendre ? Et la vieille souffle fort sur le vélo. Elle sait toujours où elle va, mais finit toujours par se perdre.

A propos de Nicolas R.

Je vis au Mozambique. Prof doc de hasard (heureux) depuis quelques années. Facteur longtemps. Écrire. Pétrir. Pécrire ? Pécrire v. tr. (3e groupe) Étym. : De pétrir et écrire, formé sur le modèle de termes évoquant l’action de malaxer une matière pour lui donner forme. L’idée sous-jacente est celle d’une écriture travaillée, façonnée comme une pâte, qui fermente et prend du corps avec le temps. Prem. ut. : Attesté au XIIIe s., dans un fragment de poème attribué à Hugon de Belloc (?-1243) où il est écrit : « Pécrire n’est de valour se ce n’est de labeur, Bien vaut un mot frainé qu’un livre à l’erreur. Qui pécrit en silence et en main ferme, Il s’en suist au texte, que sa main étermine. » 1. Façonner un texte avec un geste physique, presque tactile, comme on pétrit une pâte. Pécrire implique de travailler les mots, de les modeler pour qu’ils prennent forme. – « Comme on retourne la terre, je pécris. Lorsque le sol se réchauffe et que les racines se déploient, les mots fermentent dans le noir et remontent à la surface comme les petites bulles d'air dans un levain » (Giono, Entretiens). 2. Retravailler sans fin un texte, le malaxer et le reformuler jusqu’à ce qu’il prenne une forme définitive, solide et concentrée, comme une pâte qui fermente pour libérer ses arômes et se structurer. – « Il pécrit, malaxant chaque phrase jusqu’à ce qu’elle prenne forme, comme une pâte laissée à fermenter, tissant ses réseaux de sens et de son, se concentrant sous la pression de son propre poids, jusqu’à ce que le texte devienne lui-même un acte complet, prêt à se déployer sous ses propres lois. » (Professeur Augustin Lavergne, Pour Flaubert, Université de Poitiers, 1869). 3.Écrire de manière viscérale, mais aussi contemplative, en laissant les souvenirs et les images du monde se distiller dans le texte, jusqu’à ce qu’ils deviennent presque indiscernables de la matière même de l’écriture. – « Pour pécrire, il faut avoir vécu, respiré le monde avec chaque pore de son corps, avoir laissé chaque souvenir se mêler à la chair du texte, que ce soit la brume d’une mer lointaine ou la chaleur d’un matin d’automne. Les mots naissent, ils s’élèvent, non pas comme des pensées, mais comme des événements vivants, façonnés par tout ce qui a été vécu. » (Rilke, Levain de nuit). 4. Écrire d’une manière viscérale, en modelant les mots comme on pétrit une matière brute. – « Je pécris, je pétris, j’écris, j’écrase, j'éreinte, je l’épaissis, je le mâche, je le crache, je le reprends, je le rend, prêt à trancher la masse » (Christophe Tarkos, Le Pétrin). – « Il pécrit la phrase, la tordille et la râpouille, la triture et l'empatouille, qu'à ses cris il s'exhultaille; il l’enroule et la dépiotte, la secoue comme un vieux linge ; il la grommelle, la martèle, la braille, jusqu’à à la fendure. Puis il la gicle, la glisse, la coupe en morceaux, la mélange et la pétrit encore. Et quand enfin la phrase s'amoncelle et soupire, il la reprend, il la bouboule et la pousse dans la fournaise » (Henri Michaux, Levain fini).

Une réponse à “#été2023 #07 | Tenir”

  1. là je ne retrouve pas le petit côté grinçant que je cherche parfois, il a failli être là, dans la description du corps des enfants à la colonne arrondie, il aurait été là si l’on avait poussé le vice jusqu’à les décrire comme des rouages, des mécanismes, comme ces mouvements rythmés d’automates dans les triplettes de Belleville… peut-être une réalité trop sale derrière le texte pour que le grotesque y trouve tout à fait sa place ?