Ça y est, la vielle est partie, montée sur sa bicyclette, elle souffle déjà. Comme pour mieux ventiler ses narines qui se pincent à chaque inspiration, elle rabat la lèvre inférieure sur la lèvre supérieure. Elle souffle, elle sue déjà, de la sueur mouille son front et colle quelques mèches de cheveux. Elle ne sait pas aller lentement, elle ne sait pas aller nulle part. Elle donne de vigoureux coups de pédale. La blouse au motif fleuri colle à sa peau. Sous la blouse, il y a le corset, qui maintient les vertèbres. Le corps qui doit tenir. Elle n’écoute pas ses genoux meurtris. Elle n’écoute pas sa cuisse recousue. Elle a le dos bien droit. Ses enfants ont tous le cou cassé et la colonne vertébrale arrondie. Corps obèses des enfants, corps hypocondriaques des enfants, corps arthritiques des enfants, corps migraineux des enfants. Et dans les cellules de la vieille, encapsulée d’anxiolytiques, il y a la dépression qui circule, qui soumet son corps et le gangrène quand elle n’y prend pas garde. La dépression c’est du corps aussi. Ça rode dans le corps, elle le sait. Elle tricote contre ça, elle cuisine contre ça, elle s’endort sur son livre de prières contre ça. Sur les tombes, elle coupe les fleurs fanées entre son pouce et son index, elle lave à grand au eau la pierre du plat de sa main, elle s’enfonce jusqu’au coude dans les vases à l’eau visqueuse. Contre ça, elle boit le sang du gigot. Et quand la dépression devient son corps tout entier, quand la dépression pulse dans le moindre de ses nerfs, quand la dépression devient du muscle et qu’elle assèche sa bouche, elle se dit qu’elle aurait pu, qu’il aurait fallu, que ce n’était pas assez. Qu’aurait-elle pu pour protéger le corps des enfants qu’on déchire et qu’on réduit au silence ? Qu’aurait-il fallu pour que les hommes bons vivent et que les salopards crèvent foudroyés par la justice divine? Comment aurait-elle pu être assez mère quand il fallait d’abord nourrir les corps, les vêtir, et leur apprendre, mais en vain, à se défendre ? Et la vieille souffle fort sur le vélo. Elle sait toujours où elle va, mais finit toujours par se perdre.
là je ne retrouve pas le petit côté grinçant que je cherche parfois, il a failli être là, dans la description du corps des enfants à la colonne arrondie, il aurait été là si l’on avait poussé le vice jusqu’à les décrire comme des rouages, des mécanismes, comme ces mouvements rythmés d’automates dans les triplettes de Belleville… peut-être une réalité trop sale derrière le texte pour que le grotesque y trouve tout à fait sa place ?