« Des membres jetés sur la scène, donnés en spectacle. Le dos, à l’ossature saillante, lance ses fesses en l’air. La tête abandonnée sur le parquet semble pouvoir rouler loin du fatras de son corps nu. Son visage se refuse aux regards. La lumière découpe son corps en morceaux solitaires. Une épaule contre le parquet et les genoux ramenés sous sa poitrine, la maintiennent en équilibre précaire. Le bras se tord pour que la main, en appui, s’offre en coupe. Les lignes de sa silhouette cassée, découpées de l’ombre, implorent un salut. Il demande à être ramassé ce corps comme nu, échoué là, vague déferlante d’une anatomie féminine en perdition. Les jambes, on les devine à peine et, dans le tragique de sa posture, on pourrait croire qu’elle n’en a plus. »
J’ai décrit ainsi le corps d’Ornella sur un cahier de 96 pages à gros carreaux à partir d’une photo que j’avais prise d’elle la troisième fois que nous nous sommes vus. J’ai décrit ainsi son anatomie en perdition à partir de la photo que j’ai ensuite brûlée, un jeudi matin, vers les 9h, avant d’aller au studio, alors qu’un rayon de soleil éclairait l’évier où le papier photo se tordait dans les cendres. Je ne voulais pas d’image. Je refusais de fixer dans une image le corps d’Ornella de peur de rester figé moi même et de ne plus être capable de démêler mes idées, comme elle ses membres pour créer le spectacle dont je n’avais que l’intuition, même pas, le désir fragile. Les mots seraient mes indices, le principe fondateur de ce qu’il me faudrait inventer à la manière des explorateurs qui inventent les territoires qu’ils sont les premiers à fouler. A vrai dire je ne savais pas par où commencer. « Des membres jetés sur la scène, donnés en spectacle » était le commencement que je m’étais assigné puisqu’il fallait bien commencer quelque part. Pour dire vrai, au commencement il y eu un regard. Il ne mettait même pas adressé. Pour les besoins des recherches que je menais sur la danse gwoka j’avais assisté à un coup de tambour en banlieue à Melun dans un gymnase. Sur une table pliante bleu était posé des bouteilles de soda et des chips. Le gymnase était grand, les groupes de discussion dispersés. Les tambours ont commencé, tout le monde s’est mis en cercle. Je jouais le jeu dans le cercle moi aussi ayant jugé que c’était le meilleur poste d’observation. Je ne savais pas ce que je cherchais et quand j’ai vu le regard qu’Ornella portait au marqueur, l’étincelle d’un désir à venir a jailli. Ornella n’était pas grande. Elle portait de longues dreadlocks noires qui lui arrivaient jusqu’aux fesses. La plupart des danseuses tournoyaient dans de larges jupes chatoyantes. Elle était vêtue d’un sarouel aux motifs géométriques à deux couleurs, gris et noir. Son haut, noir lui aussi, lui moulait la poitrine. Elle n’avait rien d’attirant, un peu comme si elle avait voulu se déguiser en ombre et qu’elle y avait réussi. Ornella n’était pas du tout mon type de femme. Il y avait quelque chose de l’ordre d’une timidité enfantine qui avait le don de m’exaspérer quand manifestement on n’était plus une gamine. Le sarouel n’avait rien d’élégant et ne me semblait pas adapté pour sa liberté de mouvement. Pourtant quand le son du tambour l’a emporté, quand elle a offert ses mouvements au marqueur elle s’est transformée. D’ombre elle est devenue un corps de femme mouvant, lascif, désirant et désiré. Je suis sorti du cercle et si j’avais su dessiner j’aurais dessiné ses mains, paumes offertes sur le haut de ses fesses. J’aurais dessiné sa cambrure, j’aurais dessiner sa cheville, son talon, j’aurais dessiné son regard adressé marqueur qui ne la quittait pas des yeux, j’aurais dessiné sa nuque, j’aurais dessiné sa transformation, d’une femme enveloppée dans du tissu noir informe à une danseuse de gwoka sensuelle et généreuse de sa joie d’être en mouvement, d’être vivante sur les frappes des tambours. J’ai gribouillé des mots sur mon cahier que j’ai été bien incapable de relire par la suite. Je ne lui ai pas adressé la parole et je crois qu’après je l’ai oublié. Plusieurs semaines ont passé, puis je l’ai revue quelques mois plus tard à une soirée. Nous avons dansé. Elle semblait savoir qui j’étais. Si cela avait été la première rencontre je n’aurais pas été attentif à ce je ne sais quoi d’enfantin qui émanait de sa silhouette. J’aurais noté la robe rouge qui marquait sa fine taille et sa cambrure, son rouge aux lèvres et ses yeux marqués au crayon noir et j’en serais resté là. Comme c’était la deuxième fois j’ai compris que l’enfantin était une combinaison de son regard et de l’esquisse de son sourire, un peu comme si elle vous regardait et en même temps n’osait pas vous regarder, un peu comme un animal craintif qu’on aurait du mal à saisir tant il serait prompt à l’esquive. La troisième rencontre s’est déroulée dans mon studio où elle a accepté de venir pour une audition. Aucune idée du pourquoi j’ai rompu avec mes routines d’audition. Le corps d’Ornella était prompt à l’esquive mais également docile. Je le sentais comme un prédateur sent sa proie. Alors j’en ai fait ma marionnette. J’ai à tâtons inventé cette posture dans laquelle je l’ai photographiée. « Des membres jetés sur la scène, donnés en spectacle ». Nous avons peu parlé. Elle n’avait aucune question et semblait attentive à accompagner ce qu’elle prenait pour mon processus de création et que j’improvisais avec tout l’aplomb de mes quarante ans face à sa vingtaine d’années. J’ai laissé passer une semaine puis au matin du 7ème jour quand j’ai brûlé la photo, j’ai également détaché la feuille de papier de mon cahier 96 pages, je l’ai pliée et rangée dans mon portefeuille. « Des membres jetés sur la scène”, un mantra en guise de carte et le corps d’Ornella, le territoire à inventer.
« Des membres jetés sur la scène »
Très fort. beau travail sur le regard sur celui qui voit l’autre: créateur, prédateur ?
Une fiction bien en place. A suivre
Un nouveau narrateur ? Double masculin de l’écrivaine ? (« « Des membres jetés sur la scène”, un mantra en guise de carte et le corps d’Ornella, le territoire à inventer. »). Les corps d’Ornella.