LECTURE AUDIO DU TEXTE CI-DESSOUS
« Chaque fois j’ai peur, peur de perdre la personne que je veux contenir, enfermer, retrouver, ressusciter, dire. Chaque fois que je crois pouvoir la sauver et j’espère changer le cours de choses »
BERTRAND SCHEFER | FRANCESCA WOODMAN
Mathilde est la seule qui puisse entrer profondément dans les photos de famille. Elle les scrute depuis si longtemps. Ces clichés ne sont pas nombreux. Ils ont été, soit dupliqués par les partages, soit confisqués par tel ou telle, on ne sait plus. Le passé finit toujours par remonter du fin fond des placards ou des greniers. Rarement des caves qu’on sait humides et destructrices pour les archives A moins que…. Le passé s’éclipse complètement dès qu’on ne fait plus attention à lui. Et il y a pu avoir des malveillances et de graves négligences. Il existe des éboueurs et des éboueuses de reliques familiales, des jalousies sans retour de conscience. Mais il y a prescription, n’est-ce pas ?
Mathilde veut en savoir plus. Mathilde est hantée par l’histoire des femmes d’avant, par leur corps invisible et celui figé sur ces images miraculeuses. Ces trésors affectifs d’une autre époque, pour lesquels on enfilait les habits du dimanche , pour se mettre en beauté qu’on savait éphémère, devant un objectif coûteux et solennel. Y croyaient-elles à leur beauté ? En parlaient-elles ?
Mathilde aime d’amour ces femmes qui ont permis qu’elle naisse à son tour et contienne une parcelle de leur matrimoine génétique. Ne les ayant pas connues. Elle cherche des ressemblances et les différences. Elle essaie de deviner leur caractère, d’imaginer et d’entendre le volume de leur voix, l’étendue de leur vocabulaire et de leurs centres d’intérêt. L’une instruite, l’autre pas. L’une fille unique l’autre pas. L’une qui sait bien écrire, l’autre pas. L’une qui peint et joue du piano, l’autre qui tire l’eau du puits ou de la fontaine à bras dans la cour. L’une qui coud et en fait son métier, l’autre qui est receveuse des postes car elle a eu son B.E.P.C haut la main , l’une bourgeoise, l’autre pas. Deux classes sociales juxtaposées dans une campagne viticole et paysanne où elles ont grandi. Mariage d’amour ? Mariage d’argent ? On n’en parle même pas. Il manque une photo de mariage de la plus élégante. Mari mobilisé au front ? Mariage à l’arrache sans banquet ? L’autre mariage a été promis avant la mobilisation, et malgré la tuberculose, lui, a tenu sa promesse. Il ne reste que les dates sur les livrets de famille incomplets ou refaits. Et les remariages… deux ans après les décès des deux femmes. Les hommes ne peuvent pas rester seuls, qui s’occuperait des enfants, même un peu grands ? Mais ce n’est pas si simple.
Mathilde a reçu tant de paroles à propos de M. et T., et si peu de réponses aux questions qu’elle se pose encore aujourd’hui. A cette période d’entre deux guerres, les femmes mouraient prématurément, souvent en couches, ou de maladies contagieuses, faute de soins ou d’argent. Pour se consoler, Mathilde a même imaginé qu’elles étaient mortes de ne pas avoir vu arriver la mort. Après plusieurs grossesses, chacune a changé de statut, corvéable par tradition, et plus ou moins bien « secondées » dans leurs tâches, plutôt débordées, pour finir. Mathilde sait de quoi il s’agit pour chacune.
Mathilde regarde intensément leurs visages. Elle a cherché le sourire à demi-caché, un signe de connivence, presque une moquerie discrète. Pas dupes toutes les trois de la mise en scène, de la volonté familiale de conformité à la place de chacun.e sur le portrait collectif d’un jour. Pour M . c’est la bouche, pour T. c’est le regard. Quelque chose s’échappe et échappe au photographe. Lui ne tire que des épreuves en série, le contenu ne lui importe guère. Il gagne de l’argent avec cet engouement des gens pour la photo. La guerre donne envie de garder une trace des gens encore vivants, on y ajoute des gosses si c’est possible. Il faut réaffirmer l’importance des lignées et des arbres généalogiques. La photographie comme talisman contre la disparition ? Et cette grand-mère maternelle de S. qui n’aimait pas les filles, qui en avait perdu une, qui n’aimait pas S., seul le grand frère A. avait eu droit à sa photo.
Mathilde raconte aussi, dans l’un des romans dans le roman, la vie de sa propre mère. Celle-ci a été bavarde et pourtant si secrète pendant tant d’années. Quant au père, il était un taiseux sur les questions trop personnelles. A la fin de sa vie, il a avoué en pleurant qu’il n’avait gardé aucun souvenir de lui sur les genoux de sa mère, perdue quand il avait 10 ans 1/2, T. l’élégante… l’inaccessible ? Les deux frères aînés avaient occupé les deux seuls genoux disponibles. Le petit s’est senti abandonné. L’orphelinat d’été pour les trois, en attendant la pension, puis la seconde guerre a éclaté.
Pour Mathilde, S. est intarissable sur sa propre mère, et Mathilde en redemande. S. prétend qu’elle pense à M. « tous les jours que le bon dieu fait » … Elle voue à sa mémoire un culte jamais démenti. Elle a littéralement avalé le corps de sa mère, et ne cesse de le décrire vivant des pieds à la tête, dans le filet de son enfance revisitée. Entre quatre et sept ans. Mais les mailles sont lâches et elles laissent passer beaucoup de non-dits et d’oublis irrémédiables. Elle et sa mère sont pourtant deux héroïnes inséparables dans la mémoire de S., immortelles d’une certaine façon.
Mathilde recueille chaque souvenir comme les paillettes d’or d’une rivière, elle les secoue dans ses mains qui écrivent, à deux elles -aussi, sur le clavier d’ordinateur. Rien ne doit ternir, rien ne doit disparaître de ce qui a été confié, même réinventé, tout doit pouvoir s’écrire et se relire sans regrets. Mémoires enluminées…
Les zones d’oublis convoquent l’imaginaire de Mathilde. Comment retracer les images perdues ? Votre texte a des échos pour moi avec ma propre recherche d’histoire familiale. Merci pour le voyage.
Ravie de vous rejoindre dans ce type d’écriture mémorielle dont tout un(e) chacun(e) peut s’emparer à un moment ou à un autre sauf si les racines ont été coupées ou trop tordues par les destins. Je m’intéresse particulièrement au corps de ces femmes et à leur rapport au corps au fil des générations.Leur instrumentalisation sans paroles…
J’aime beaucoup la répétition du nom du personnage décrivant les photos ou évoquant ses souvenirs, un nom se déployant sur les images-corps, un nom à la recherche d’un corps ?
Oui, Héléna, c’est une écriture à corps perdu(s). Le personnage qui les cherche…
la femme de mes textes pourrait entrer dans la galerie de portraits anciens de Mathilde et Mathilde pourrait l’aimer « d’amour »
car Mathilde englobe toutes les femmes du passé dans son amour, c’est ça le mouvement des paragraphes, et aucune ne doit être oubliée…
danse des images et des souvenirs, chaque visage préservé…
Merci Françoise, je crois que tu as parfaitement compris le sens de cette « litanie » non exhaustive. La question du corps par l’exhumation des visages de femmes non rencontrées de leur vivant est la clé de ce texte. Sa raison d’être même.
« Elle essaie de deviner leur caractère, d’imaginer et d’entendre le volume de leur voix.. »
La sensibilité qui dépasse de la photo
Oui Laure, c’est fascinant d’observer un visage d’ancêtre grossi par la technique et d’essayer de le rendre parlant. Le regard en particulier. Mathilde se demande toujours : mais que pensaient -elles au moment de la photo, qu’avaient -elles dit juste avant et juste après la photo ?