Je ne sais pas d’où me vient cette image, elle se tient debout devant la fenêtre du salon et contemple la jetée du port. C’est à Oran, et je ne peux pas m’en souvenir. Bien des années plus tard c’est l’hiver à Bastia, elle se tient debout devant la baie vitrée du salon, devant le nouveau port de plaisance, le ciel est encore sombre, elle est toujours la première réveillée. Elle contemple la mer qui bleuit sous le jour, elle ne parvient pas à fixer la moindre de ses pensées, elle prend une grande bouffée d’air par la bouche, ça passe par la poitrine, c’est douloureux comme une angoisse. Elle attend que quelqu’un se lève pour prendre son petit déjeuner, elle ne le prend jamais seule. À peine a-t-elle terminé sa tasse de café soluble qu’elle allume une cigarette. Je n’ai aucun souvenir des mots que nous avons certainement échangés autour de la table.
C’est plus fort qu’elle il faut que ça change, que ça bouge, elle se met à déplacer tous les meubles — on sent bien qu’on dérange, c’est bien mieux comme ça non ?
Elle n’est pas pudique, parfois on la découvre nue dans la salle de bain dont elle laisse la porte ouverte alors qu’elle s’essuie. Ça sent le bain moussant. Avant de s’habiller elle prend le temps de se regarder devant le miroir, menton redressé, ventre rentré, elle m’interpelle, je ne suis quand même pas trop mal. Je regarde la rondeur de ses épaules, de ses hanches, sa peau mate, je la rassure, oui tu es belle.
Quand un enfant arrive au monde la louve s’éveille en elle, elle déploie son plus beau sourire, une tendresse dévorante, elle sait faire, elle est mère, plus que mère.
Elle aime danser, ou plutôt se rappeler ce temps où elle dansait, elle met un disque de bebop et elle commence à danser comme elle le faisait il y a trente ans, avec toujours un peu de cette brusquerie qu’elle met dans tout ce qu’elle entreprend — cuisiner, peindre un mur, nous coiffer. Alors ses talons frappent le sol, ses mains battent la mesure, elle me regarde en souriant, m’explique comme c’était bien les dimanches à la Huchette, je n’aime pas la voir s’agiter comme ça, je n’ose pas lui dire que ça me gêne.
Elle passe des heures allongée sous le soleil à combler son corps de chaleur.
Dans la pénombre — c’est l’été, les persiennes sont entrebâillées pour couper l’ardeur du soleil — ses mains sont comme des ailes de papillon qui caressent l’air quand elle parle, elle dit s’empêcher d’avoir du chagrin.
Dans la dernière chambre, son corps semblait plus petit, perdu dans la chemise de nuit en jersey — elle avait arrêté de fumer, elle était devenue silencieuse, son regard errant. Elle était une autre, ailleurs. Pourtant elle a voulu nous dire quelque chose, on avait fini par lui donner un bloc de papier et un stylo, sa main avait tenté d’écrire, nous sommes restés désemparés devant un graphe tremblotant, illisible, que nous avons préféré détruire.
Merci, Caroline, pour ce beau texte !
Ce texte vibrant est touchant touchant. Merci
Ce corps ou plutôt ces corps d’elle . Ces surgissement d’elle jusqu’au corps « rétréci » … et le regard de l’enfant qui grandit. Le corps de la mère qu’elle histoire ( quelle … je laisse la faute). La précision; et l’émotion à si juste distance .
pour ce texte comme pour les autres la perfection de l’écriture et l’émotion. Je crois la connaître et elle combine ce qui habitait et habite deux corps proches (enfin pas géographiquement)
Chères amies lectrices, merci fort, très peu connectée en ce moment ne prend que peu le temps de lire, encore moins de commenter, et aurais du mal à rattraper ces retards mais je vous suis… je suis presque toujours au bord de l’abandon, alors merci encore
Voici un texte de fond à la forme délicate pour parler de cette mère à deux facettes, peut-être davantage. Le souvenir la rend plus lointaine et étrange encore. Ce n’est qu’en décrivant ses goûts , sa gestuelle, son impatience, sa joie d’être mère ( même si on la dérange) qu’on l’approche prudemment. Son corps est partout , il dérange à son tour les pensées secrètes d’enfants satellisés. On a envie de lui parler à cette femme, peut-être pour qu’elle dise ce dont elle a vraiment besoin, et jusqu’au bout. Mais elle est devenue illisible… C’est triste, alors , il faut peut-être insister dans le rêve. Lui dire : Tu sais , on a vait compris… Les enfants comprennent tout. Les adultes ne le savent plus. La fin du texte me rappelle celui que j’ai écrit dans ce cycle « Une bien belle mort ». J’ai abordé la mère plus collectivement je crois.