Elle l’avait préparé, ce corps tenu dans l’intérieur du sien, corps secret, corps invisible le temps du modelage dans les caches et plis veloutés de sa chair, corps désiré peut-être, d’abord rien qu’un têtard dont elle avait reconnu la présence sous ses doigts qui écoutaient la peau comme pour l’atteindre, voire l’extirper, étrange forme recroquevillée à pousser au silence en cette amorce de printemps glacial. Plusieurs fois la neige avait recouvert les forêts et les champs. Elle avait préparé son corps à elle à l’avènement, réservé de la prêle des champs et de la vigne rouge, préparé des essences de fleurs, des onguents au germe de blé et des infusions de verveine et de menthe séchées. Souvent elle s’isolait dans une des chambres à l’étage sommairement meublée. J’aurais pourtant aimé que cette chambre ait un miroir pour mieux observer son visage alors qu’elle se déshabillait à demi dessinait des ronds sous le nombril massait le blanc et le caché, oui j’aurais aimé un miroir pour mieux saisir dans son reflet l’instinct qui la poussait à chantonner. Elle craignait qu’on la surprenne. On aurait deviné ou on l’aurait cru dérangée. Donc préserver l’élasticité de sa peau, prévenir les vergetures, dormir suffisamment, se taire, ne rien défaire, mignoter ce bourgeon, l’aduler comme une image sacrée, chasser le doux au coin des lèvres. Dès le début elle n’avait fait qu’un corps avec cet autre corps dedans, petite grenouille qui bougeait, corps secret et invisible qu’elle avait décidé de faire grandir envers et contre tous, et elle avait mobilisé sa douceur à son service, rose verveine hamamélis, usait de plantes pour mieux se reposer, moins penser, travailler aussi rudement que d’habitude, ne pas éveiller les soupçons, rabattre son tablier un peu plus bas un peu plus large, ne pas y penser trop, penser à dissimuler, tenir sa langue, menthe romarin hamamélis au jardin des plantes qui soignent, alors forcément qu’elle avait trop pensé à lui, à ce bout de corps à naître, dans la contrainte d’en cacher l’existence, taire ses murmures et ses gestes. Les taire à Jude aussi.
Ils s’étaient connu à taille des fruitiers, s’étaient retrouvés pour la moisson, avaient annoncé leur liaison. L’hiver suivant. Il venait de loin pour la voir. Elle devait lui écrire pour le lui dire, il était temps. Elle tardait à le faire.
Et dans cet isolement elle pensait trop ce corps clandestin. Le pensait, le façonnait dans son désir, l’imaginait en fille. Parce qu’il lui semblait qu’une fille se faufilerait mieux qu’un garçon dans l’espace infini du silence et dans la vie des campagnes. Peut-être que c’est là qu’elle avait faussé l’ouvrage naturel de la chair, à trop y penser comme ça, ou alors c’était venu de Jude. Peu à peu son corps se faisait différent, sa figure montrait des signes de souffrance. Elle pensait : préserver l’élasticité de la peau, prévenir les fissures, garder le secret. Rose verveine hamamélis. Corps secret, corps maudit. Bien sûr son corps changeait, l’autre petit corps aussi à mesure, le futur corps de Siméon. Debout contre le mur froid, elle mesurait le renflement du ventre, personne ne se doutait de rien, aurait voulu s’absorber dans le mur, se fondre dans le temps dans le jour émietté, pourtant elle était bien là, cette chose remuante vivante à accueillir qui se glisserait bientôt dans le conduit obscur jusqu’à ses mains humaines, jusqu’à sa peau d’humaine, les cris, la musique des saisons, ce corps qui glisserait et s’inscrirait dans le réel de la chambre d’ombre du domaine des Grandes Futaies alors que les taillis plus haut sur la colline se régénéraient après une coupe sévère.
Photographie, ©Françoise Renaud – jardin d’apothicaire, juin 2023
Quel texte éblouissant de poésie ! Oui, les grands amours il faut les garder en secret. Superbe !
merci Helena, tu passes alors que je finissais d’écrire…
surprise et merci merci…
je poursuis mon fil d’aussi près que possible, dans la même musique… si possible !
on y trouve la tonalité du conte que vient ensuite contredire la narration à la première personne, assez étrangement quelque chose qui me fait penser à Robin Hobb, la mention des herbes sans doutes qui nous ramènent à des pratiques anciennes, et aussi une dimension rituelle qui traverse le texte qui pourrait se situer à n’importe quelle époque, contemporaine ou très ancienne, le seul regard porté sur le personnage le renvoyant extrêmement loin dans le temps. J’y vois un lien sans trop savoir pourquoi avec la trilogie Heimat, ce bizarre noir et blanc, intense, ponctué de couleurs.
cette palette pourrait bien me parler… un noir et blanc intense dis-tu, mais pourtant des couleurs, douces peut être ou décolorées
comme quoi ce commentaire ranime chez moi la question des couleurs et avec ça toute une curiosité, un retour vers les dimensions rituelles de mes scènes
merci Marion T.
C’est toujours un plaisir de vous lire, de se laisser porter au rythme de votre poésie, une invitation au rêve ancrée dans la réalité. Merci Françoise.
s’appuyer sur le réel pur et dur pour faire exister la fiction qui n’est jamais tout à fait une fiction…
fidélité de vos passages par ici !!
« Parce qu’il lui semblait qu’une fille se faufilerait mieux qu’un garçon dans l’espace infini du silence et dans la vie des campagnes. Peut-être que c’est là qu’elle avait faussé l’ouvrage naturel de la chair, à trop y penser comme ça, ou alors c’était venu de Jude.[…] ce corps qui glisserait et s’inscrirait dans le réel de la chambre d’ombre du domaine des Grandes Futaies alors que les taillis plus haut sur la colline se régénéraient après une coupe sévère. »
Un lyrisme caressant les membranes de la filiation de chair amniotique. C’est doux, c’est protecteur, c’est apaisant…
le corps est de chair et la chair ramène à la filiation, à l’engendrement, aux héritages et aux coutumes
j’aimerais tant qu’elle puisse le protéger ce petit…
C’est magnifique… quelque chose de très fort et d’archaïque aussi dans cette gestation, mêlé à l’omniprésence de la nature et plus spécifiquement cet usage des plantes pour l’aider dans sa grossesse. J’aime aussi la discrète présence de la narratrice et cette idée que trop penser à l’enfant à venir aurait » faussé l’ouvrage naturel de la chair « . Superbe !
je voudrais retrouver ce ton pour écrire, à la fois ancien et intemporel, pour dire ces choses qui sont les nôtres tellement profondément, peut être à nous, femmes…
ce lien au bourgeon qui pousse en nous
ce lien à la terre aussi
peu à peu ça se dessine…
merci Muriel…
juste et magnifique – ah les mères… trop bien
oh Piero merci, toi présent toujours et bienveillant… toujours nos échanges aussi hors cadre… et ceux-ci qu’on partage à propos de roman, de texte, d’écriture, de mémoire, de plantes médicinales, d’enfantement, en bref de roman, oui sans doute…
Je viens de lire ( relire pour certains) tous ces fragments à la suite: je me suis sentie bien installée dans une histoire, et dans une écriture forte. Et l’envie de la suite!
Ce dernier texte m’a emportée, par sa justesse et sa beauté.
voilà un écho qui atteste que quelque chose se dessine sans doute et qu’on peut suivre déjà des bribes d’histoire et qu’on attend la suite… alors vraiment merci Solange pour cette précieuse indication
tenter de continuer, s’attacher aux éléments importants qui ont émergé de mes bois et taillis !
à vous lire
C’est un texte très fort et très juste, j’ai été emporté jusqu’au bout, et la ritournelle des plantes donnent un rythme proche de celui de la gestation, merci
plantes, nos alliées dans le rythme des saisons et là dans le rythme de la gestation
poursuivre cela si possible
merci à toi Marie
Quel beau passage, Françoise, ce corps enceint et cette présence de la nature, quel lyrisme ! Tout à fait réussi, merci!