Cérémonies secrètes
C’est comme un puzzle. Des images, des détails, des objets.
Comme si à partir d’eux il fallait reconstruire une histoire qui n’est écrite nulle part.
1
Ça y est. le corps a disparu. pour de bon.
2
ils ferment le cercueil. comme un rituel. des gestes artisans et sacrés. le bruit seul des vis, des outils, objets devenus sacrés eux aussi, tenus serrés dans une petite boite en bois quasi liturgique. le temps qu’il faut pour accomplir les gestes est suspendu gros de silence de recueillement de souffles coupés d’immobilité de celles et ceux qui assistent à cette cérémonie secrète de la disparition du corps dans le seul bruit et la célérité économe et respectueuse et digne des gestes de ceux qui enferment le corps. pour de bon.
3
le corps froid gelé dur le visage creusé le front l’arête du nez les cheveux soigneusement peignés curieusement noirs la bouche et les yeux clos narines ouvertes sans souffle qui circule les mains glacées croisées percluses d’une arthrose qui ne fait plus souffrir
4
le souffle vient de loin d’un instinct de survivre en dépit car mieux vaut vivre que rien pense-t-elle le corps légèrement arqué tendu pour faciliter le passage du souffle empêché pour que ça traverse le corps. parfois le visage grimace. les yeux écarquillés sur l’angoisse ça peut donc finir ça va finir. le bleu des bras qui ne guérissent plus, le brun des taches, la douceur des jambes, de la peau au creux des phalanges, le pied droit qu’on ne voit plus sous les pansements et les bandelettes et dessous le corps rongé usé jusqu’à l’os. le geste ralenti de la main raidie et du bras qui se hisse encore jusqu’à hauteur du visage. un tel effort pour gratter ce qui gêne ou caresser un visage.
5
le regard dans le vide. le roulement des pouces sur eux-mêmes. les caresses de Michel sur le dos dans la salle commune. le corps qui s’empate. les va-et-vient des pas dans le couloir jusqu’à buter tête bras jambes tout entiers dans l’effort pour trouver une issue se retourner et recommencer. les éclaircies du visage. parfois.
6
Elle se tient maintenant debout. C’est l’ainée. Sa petite sœur est assise sur une chaise, le petit frère le dernier debout à ses côtés. A eux trois, les corps forment un triangle. La photo est en noir et blanc. Selon l’angle la lumière l’humeur de qui regarde et tente de saisir quelque chose de cette époque, le visage parait tour à tour triste, froncé, grave, trop sérieux en tout cas pour une enfant de onze ou douze ans. Quand on calcule, on sait que dehors c’est la guerre. La main droite est posée sur l’épaule de sa sœur. La main gauche sur l’épaule de son frère. C’est l’ainée. On dirait qu’un drap blanc a été tendu derrière. On fait poser les corps. C’est une photo souvenir pour les albums. Ses cheveux sont coupés au carré. C’est un peu irrégulier. Un col à pois. Une blouse boutonnée jusqu’au cou.
Très émue par ce texte. Le « rebours » prend tout son sens quand on a terminé. L’écriture du corps est très forte.
Hors sujet mais pas tout à fait : tellement souffert du bachotage en lycée que je suis revenue vers le collège et les ados bien vivants. Bravo pour l’atelier.
Merci Roselyne de ta lecture. Oui, je crois qu’un jour pas si lointain, je vais craquer..Mon prochain défi : réussir à créer des micro temps d’atelier dans les cours en dépit des programmes et du bachotage stérile accentué depuis la réforme. Courage !