Il n’existe pas de photos de ma mère enfant, ma mère aux mains violettes, et je sais ce que ça veut dire, ça veut dire prolétaire, ça veut dire pas le temps pas les moyens de prendre un moment pour photographier, pas d’appareil, pas d’occasion, pas de volonté de garder ce qui ne peut pas se conserver parce qu’on passe trop de temps à chercher ce qui tient au corps, comme le poulet du dimanche ou les légumes ou les lessives ou les virées du samedi soir que son père Mariano fait aux courses (le trois quart cuir, les poches pleines de bonbons, les amis italiens, il ne buvait jamais la semaine mais le samedi son estomac trinquait).
Il n’existe pas de photos de ma mère enfant, pas de mollets ronds, pas de queue de cheval ou de petite robe de coton, elle n’a jamais aimé les robes. Je lui ai pris deux pantalons, elle chipote sur la taille car elle se croit plus fine qu’elle n’est, je lui montre, elle tâte, déplie, retourne, De la bonne qualité dit-elle, puis je les lui reprends pour les déposer à l’accueil où ils seront marqués à son nom et au nom de l’ehpad comme dans une colonie de vacances.
Des photos de ma mère fiancée, des photos de ma mère jeune mariée, à une fenêtre elle fait signe, dans une barque elle penche la tête, bras-dessus bras-dessous elle marche avec quatre autres, bras levés au-dessus de la tête dans le transat elle enfonce ses pieds dans le sable. C’est bon pour la circulation du sang, je l’ai lu (c’est ce qu’elle dit).
Pas de photos de sa chute, se relever, impossible, et la sonnerie du téléphone éperdument (c’est moi), pas de photos des heures passées par terre sur le carrelage à se traîner, atteindre la table basse puis les pieds de la banquette et rester là, le dos contre un coussin qu’elle a tiré, pas de photo de la voisine qui entre (avec un double des clés) et qui lui dit Vous êtes tombée ? et elle qui répond Non. Pas de photos de ses mensonges, pas de photos de ses dénégations, ou bien pas de photos de sa volonté de se dire debout, d’être debout, de rester debout même étalée au sol en vrac.
Une radio de son col du fémur existe quelque part, à l’étage, dans les archives de l’établissement. Quand on y pense deux secondes c’est étrange. Une radio, une image, une photo interne de son corps existe. L’os y est cassé. On reconnaît le début de la civilisation, dit l’anthropologue, à l’os brisé puis réparé que l’on retrouve. Le début de nous, c’est le soin. Le début du soin, c’est elle. Elle s’affole, elle m’assoit, me caresse le dessous des pieds pour enlever les miettes de verre fichées sur ma peau rose, sur les vieilles photos j’ai une peau rose, des mollets ronds, une robe à smocks, je la déteste, elle gratte, j’ai toujours détesté les robes.
Je ne sais plus comment était la marche de ma mère adulte, ma mère adulte quand elle marchait. C’est étrange, maintenant là tout de suite j’ai oublié sa marche, sa façon de marcher. Et puis je me souviens qu’elle va toujours de travers, marcher avec elle sur un trottoir est impossible, en quelques mètres elle vous pousse vers le mur ou vers la route, on doit faire funambule sur l’arête du trottoir pour rester auprès d’elle, ou bien passer derrière (pour éviter de s’arracher le bras sur le crépi) ou bien accélérer et puis l’attendre, qu’est-ce que c’est que cette mère qui ne marche pas, qui ne sait pas marcher et qu’est-ce qu’on fait d’une mère qui tombe, tiens cette question Que faire d’une mère qui tombe ? je demande à Google = « que faire d’une mere de vinaigre, que faire d’une mère qui tombent, comment agir en cas de chute ? Restez calme et respirez profondément afin de vous détendre », cette machine est de bon conseil.
Je respire. Elle non. Elle a sa tête d’oiseau inquiet qui regarde par la fenêtre sans voir, qui regarde sans rien voir, des mouvements du menton et quand ses yeux se posent ça va très loin, loin derrière moi, loin au-delà de moi, je parle, je raccroche ses yeux à ma voix, je dis ce qu’elle m’a répété vingt fois en cinq minutes pour qu’elle me le redise vingt et une fois et que ses yeux se réactivent, qu’est-ce que c’est que cette mère à rattraper comme la queue du mickey dans un manège — je pose des questions rhétoriques. Quelquefois, même la sidération étonne.
Je fais des parenthèses parce que ça me repose, ça me fait respirer (« Essayer de vous détendre. Cela vous évitera d’agir dans la précipitation. Ensuite, bougez vos bras et vos jambes, pour vérifier que vous n’êtes pas blessé(e) ») .
Dans la chambre de la résidence autonome (avant l’ehpad, un séjour court qu’elle a littéralement gommé de son cerveau), je la soulève pour passer la couche entre le drap et elle, et dans le même mouvement j’écarte la couche usagée, glissée, roulée, jetée, j’ai le bon geste, comme quand mes enfants babillaient, ces inversions à faire sont incroyables. J’ai quand même noté que son corps nu est dodu, et sa peau presque pas ridée, et ses pieds nus ont bien sûr conservé ces orteils repliés au repos, toujours repliés au repos, ce qui leur donne un aspect crispation, comme si elle rétractait ses membres sous le froid mais non, c’est juste que toute petite ses chaussures n’étaient pas à sa taille et ça a déformé ses pieds, c’est ce qu’elle m’a toujours dit, je la crois. Je crois tous ses mensonges qui sont ses vérités actives, ses vérités alternatives, elle goûte les versions différentes d’un même fait, choisit celle qui l’arrange, comme dans les Exercices de style de Queneau sauf que son répertoire est resserré, il n’y en a pas quatre vingt dix-neuf, elle fait comme l’éditeur que Queneau n’a pas eu et qui aurait reçu le manuscrit et dit Je prends la version douze, rayez moi toutes les autres, elle est comme ça. Tant pis si les autres versions sont plus réalistes, plus réelles, plus charnelles. Même son corps elle l’invente. Elle ne s’est rien cassé, elle a la taille très fine et elle se sent capable de marcher, Oui je pourrais marcher, je m’en sens capable, Tu vois (les yeux dans les miens, profond) C’est parce que j’ai peur. Qu’est-ce qu’on fait d’une mère qui a peur, je ne sais pas et je n’ose pas le demander, ni à Google ni à personne.
Mais je lui tiens les mains. Sans interruption. Je fais glisser la chaise jusqu’à son fauteuil et là, genoux contre genoux, les siens qui ne vont plus, les miens rigides car j’ai la volonté d’être tonique, je lui tiens les mains, les deux mains. Elle porte trois bagues. L’alliance de mon père et la sienne aux deux annulaires, et au majeur sa bague de fiançailles qui coûtât à mon père un mois de salaire, elle me l’a dit vingt fois, un mois de salaire, elle me l’a dit deux ou trois fois depuis qu’elle est ici aujourd’hui en ce moment, l’étiquette de son nom floquée à son vêtement, donc des dizaines de fois à multiplier par le nombre de mes visites, elle me l’a dit des dizaines et des dizaines de fois depuis la mort du père, je fais un calcul approximatif, vingt-huit fois quatre-vingt plus six fois douze, plus un peu de rab pour me rapprocher du total correct, mon estimation est de deux mille deux cent soixante-dix fois, elle me l’a dit deux mille deux cent soixante-dix fois (que la bague coûte un mois de salaire), C’est sa maladie qui veut ça, m’a dit le docteur, Combien de fois il faudra que j’te le dise pour que ça rentre, tête de linotte ? m’a dit madame Lavieille, l’institutrice qui portait bien son nom, combien de fois ? je ne sais pas, je tiens ses mains.
Ses cheveux sont aplatis derrière, presque râpés. Comme les bébés, à force que le crâne frotte trop souvent le tissu, l’oreiller, dans son cas le fauteuil. Elle me demande si elle est bien coiffée, je dis Oui. Elle me dit qu’à table (au réfectoire, qu’on appelle ici restaurant) un homme lui a fait des avances. Elle rit. Non mais, qu’est-ce qu’il croit celui-là ? Je tiens ses mains.
J’ai ta main dans ma main Je joue avec tes doigts J’ai mes yeux dans tes yeux Et partout l’on ne voit Que la nuit, belle nuit Que le ciel merveilleux Qui fleurit, tour à tour, tendre et mystérieux Viens plus près, mon amour, ton cœur contre mon cœur Et dis-moi qu’il n’est pas de plus charmant bonheur Que ces yeux dans le ciel Que ce ciel dans tes yeux Que ta main qui joue avec ma main
Merveilleux portrait, tendre et sans concession sur le visuel. Merci pour elle ( mon père a eu le même problème des chaussures trop petites et non remplaçables pendant la guerre, j’avais mal en regardant ses pieds).
Tant et tant d’images concrètes, tant d’interrogations, tant d’évocations… Très beau texte tenu par le fil conducteur de l’amour d’une enfant adulte pour sa mere.
Bouleversant. Merci.
c’est magnifique
c’est beau, c’est très beau. tres tres beau.
cet amour
(je vis des choses comme ça aussi en ce moment avec ma mère depuis des mois, le col du fémur l hopital la reva l’ehpad. les assauts implacables de l’alzheimer. lescambriolages successifs de sa maison vide d’elle. le récit rapide de sa vie écrit pour elle, qu’elle lit et relit à haute voix pour tenter d’échapper à l’inéluctable. la cruauté de ça. les moments qu’il y a de grande beauté, de silence, de proximité comme jamais, et la tristesse qui se creuse , qui m’aigrit)
sa tête d’oiseau inquiet
Merci beaucoup pour vos lecture (je ne sais rien dire d’autre que merci)
Je fais des parenthèses parce que ça me repose, ça me fait respirer
et puis tu reprends le souffle et le soin qu’il faut pour la dire.
Et nous sommes avec notre émotion (à travers a tienne bien entendu seulement) et notre peur éventuelle.
Merci beaucoup Brigitte !