Toutes les maladies, tous les symptômes dont nous pouvions souffrir, ma sœur Guylaine et moi, étaient attribués par notre mère à l’inflammation. Rosine ne connaissait qu’un seul et unique diagnostic : « tu as l’inflammation Ornella ». Elle soignait notre feu avec des tisanes dont la fonction était de nous rafraîchir. Si les tisanes n’arrivaient pas à bout du mal, à bout du feu, elle nous amenait chez une frotteuse qui confirmait l’inflammation et nous frottait jusqu’à la douleur au bay rum. Si nous n’étions toujours pas rétablies, elle se résignait à appeler notre tante Violetta qui prenait alors le relais avec des sachets d’antalgique pris dans sa pharmacie à quatre long panneaux vitrine et à l’enseigne verte lumineuse. J’ignore si Guylaine lui a fait la tisane d’atoumo, et de simencontra, ou encore celle d’herbe à fer, thé pays et verveine blanche quand Rosine a été à son tour malade. Je doute qu’elle se soit résolue à aller voir une frotteuse. Je pense qu’après les tisanes, Rosine a vu le 3ème mari de Violetta, médecin, puis un oncologue ami du 3ème mari médecin et finalement Rosine a dû se résigner à renoncer à l’inflammation et accepter le diagnostic de cancer des poumons stade 4 maintenant que les cellules cancéreuses s’étaient multipliées.
Guylaine m’a toujours accusée d’être la préférée. Jusqu’à mon prénom Ornella m’était reproché. Orne la. Elle y voyait une astuce de ma mère pour imposer à toute la famille de m’orner, me célébrer et me vouer un culte. Si elle avait pu faire les comptes de ce que ma mère m’avait donné, elle me jetterait à la figure un chiffre sensé à lui seul prouver à quel point j’étais aimée bien moins qu’elle. Elle compterait le temps passé dans les bras de Rosine, le nombre de comptines chantées, le nombre de regards affectueux, ou de nuits passées à me veiller parce que j’étais tout le temps malade. Elle additionnerait et multiplierait pour démontrer le scandale. Comment mettre dans la balance ses calculs, ses chiffres à elle? Qui était aujourd’hui avec Rosine? Qui la soignait? Qui lui frottait le dos pendant qu’elle rendait sa bile? Ce n’était pas moi Ornella, c’était Guylaine.
J’étais la préférée mais je n’étais pas celle qui avait préparé les tisanes et les purges. Scandale. Je n’étais pas celle qui avait passé, elle ne savait combien de nuits, (où aurait-elle trouvé le temps de les compter?) au chevet de Rosine. Je faisais la parisienne et j’envoyais de l’argent à la maison. Certes. C’était mon rôle. Le rôle de Guylaine n’était considéré par personne. Elle était devenue une ombre oubliée, sa présence tellement évidente et naturelle que plus personne n’y prêtait attention. J’avais bien conscience de l’injustice dont elle était victime et j’étais impuissante à rétablir l’ordre des choses. Quel aurait été l’ordre des choses de toutes les façons ? Nous étions toutes Rosine, Violetta, Guylaine et moi des femmes tristes. Debout certes mais triste. Nous pouvions seulement nous réjouir de ne pas être folles.
Tout ça est vivant. Les rapports entre les deux sœurs. C’est souvent un problème. On le rencontre dans nombre de familles. La sœur (ou le frère) délaissé(e) est dans l’ombre. La sœur (ou le frère) préféré(e) jouit de privilège, mais il y a la pression, et un sentiment de culpabilité vis-à-vis des autres. Et tout ça crée des blessures des deux côtés. J’aime beaucoup ce texte.
comment les chiffres (peu visibles) t’ont conduite à préciser les rôles et à énoncer les accusations, les reproches
un petit côté sud américain dans cette écriture, je trouve…
Merci Jad et merci Françoise. L’idée de départ était qu’un seul chiffre à lui seul condense tous les comptes et soit ensuite décomposé entre les deux soeurs sur le mode accusatoire. Après j’ai suivi le fil et je n’ai pas voulu forcer l’énumération des chiffres donc en effet ils sont peu visibles. Je me découvre moi même au fur et à mesure des propositions de François et j’ai tellement peur de ne rien pouvoir écrire que quand j’arrive à un texte qui tient à peu près debout et bien j’évite de trop tricoter de peur de faire tomber mon édifice. J’écoute et je réécoute les propositions et je me dis devant ma page blanche que rien ne vient et quand ça vient c’est tellement miraculeux que je me laisse écrire et je vais là où les mots me mènent. Un petit côté sud américain ? Pas certaine de bien comprendre mais j’aime parce que je l’entends comme un texte situé géographiquement et oui c’est important pour moi d’être de là où je suis 🙂 et que cela s’entende 🙂
magnifique (et ces mots comme « l’herbe de fer », c’est fou !). Merci pour ce texte (lu d’une traite, parce que le souffle le demande)
J’aime tout dans ce texte qui caracole comme les précédents, nous faisant toucher du regard l’ambiance et le vocabulaire d’une maisonnée où les émotions et les paroles ne manquent pas. « Les femmes tristes » sont des femmes qui ne comptent que… sur elles pour se guérir des « inflammations » de toutes sortes, y compris sentimentales. Ornella est la récitante, sans doute la plus impliquée dans le récit de leurs vies.