#été2023 #06bis | la ville de chiffres

« Cinq, quatre, trois, deux, un… » Le haut-parleur de la gare égrène un compte à rebours jusqu’à l’arrêt complet du train, dans un concert de grincements et de couinements métalliques. « Bienvenue à Luvenna amis voyageurs votre train restera en gare pour une durée de cinquante trois minutes nous vous invitons à visiter notre petite ville et à déchiffrer nos curiosités locales qui…. » Assommé par la langueur et par la morosité du voyage, il étire ses bras de toute leur envergure et se frotte les yeux. Une petite marche serait bienvenue pour se dégourdir. Il prend son sac et descend de la voiture.

Sur les grands murs du hall de la gare de Luvenna, des panneaux électroniques affichent une multitude d’informations. Les horaires des trains à l’arrivée et au départ. L’heure dans plusieurs fuseaux horaires, la date, la température, la pression atmosphérique. Les lignes de bus en correspondance, leurs horaires, le temps d’attente. Des publicités remplies de nombres, des prix, des quantités, poids, volumes, périodes de temps comptés en secondes, minutes, heures, jours, semaines, mois, années. Des chiffres qui défilent, qui s’envolent, qui surgissent, qui s’imposent, qui s’effacent. Des chiffres qui agressent, qui interpellent, qui menacent, qui inquiètent. Seize heures quarante trois, ligne douze, trois euros cinquante, vingt-trois degrés, quatre litres pour le prix de trois, huit minutes, soixante-quinze centilitres, sept jours et six nuits, deux cent vingt volts, mille treize hectopascals.

Sur le parvis de la gare qui surplombe la petite ville, l’horizon déborde de chiffres et de nombres. Sur la façade d’une banque, un panneau affiche des suites de chiffres lumineux et des tiercés de lettres en rouge 1,1182 USD 154,8400 JPY 7,4523 DKK 0,8555 GBP 11,5100 SEK 0,9644 CHF 11,2480 NOK 1,9558 BGN 23,7520 CZK 375,1500 HUF. Sur un panneau étroit défilent des suites de chiffres et de lettres CAC40 7388,31 +0,84% SASUFI 98,420 +2,60% ABA 27,310 +2,53% L’UREAL 399,850 -1,59% BUMICROELECTRONICS 46,24 -1,49%. Tracée à la craie sur le sol, une marelle s’adresse aux enfants : terre, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, ciel.

Un homme au visage en forme de 6 se dispute avec une femme corpulente dont la silhouette évoque un huit. Il lui dit que les nombres s’écrivent en chiffres, que c’est les soustraire à leur fonction que de l’ignorer, elle lui rétorque que dans la langue du pays, on s’exprime avec des mots écrits avec des lettres.
– 12 28 549 !
– Dix neuf quatre vingt douze trois cent trois !
– 557 ?
– Huit mille deux cent quarante et un !
– 5 ?
– Non, cinq !
(silence)
– Trente huit…
L’homme devient tout rouge, son visage vire au 9. Il fulmine avant de faire demi-tour et s’éloigne à grandes enjambées. La grosse dame gonfle de satisfaction, se transforme en zéro et roule dans l’autre direction.

Sur le fronton de la faculté des mathématiques de Luvenna, réputée dans l’entièreté de ce monde pour l’excellence de son département de recherches arithmétiques, une bannière flotte au vent. Elle est si longue qu’elle se perd derrière les nuages. Sur un mât en forme d’arc, comme un 3 qui s’étire en hauteur, une suite de chiffres portée par le souffle régulier danse jusqu’à se perdre dans le ciel 1415926535897932384626433832795028841971693993751058209749445923078164062862089986280348253421170679821480865132823066470938446095… Les décimales de pi survolent de leur mystère les lieux de leur constance universelle. Un arbre aux racines carrées impose ses courbes sinusoïdales.

Un groupe de jeunes donne un concert de musique numérique. Sur la scène, quelques 1 chantent derrière le pied de leur micro, un 7 souffle dans une flûte traversière, un 4 assure la rythmique avec sa guitare folk, un 8 assis sur un tabouret s’excite derrière sa batterie et frappe les cymbales avec une énergie surnuméraire. Devant, tout en bas de la scène, des 3 et des 5 avec leur gros ventre se trémoussent en buvant des bières. Le corps d’une jeune fille en 2 ondule en rythme, ses longs cheveux s’envolent vers le ciel. Un ado compte en battant la mesure avec sa tête.

Devant la faculté de lettres, un homme aux cheveux blancs enveloppé dans une toge, est monté sur une chaise et crie la vérité au visage du monde. Quarante-deux. C’est la réponse à la vie. Cuarenta y dos, zweiundvierzig, ארבעים ושתיים, kırk iki. La réponse à la grande question sur la vie, l’univers et le reste. Toogfyrre, σαράντα δύο, quarenta e dois, patruzeci și două. La loi unique à l’origine de l’univers est un nombre. Quarantadue, 四十二名, बयालीस, negyvenkettő. Si la question est difficile à exprimer, la réponse est d’une grande simplicité. Forty-two, اثنين وأربعين, fyrtiotvå, čtyřicet dva. D’où viennent les astres. 마흔 두. Pourquoi l’homme. štyridsaťdva. La poule ou l’oeuf. สี่สิบสอง. Les extra-terrestres. Tweeënveertig. Le voyage dans le temps. Cорок два. Le but de l’humanité. چهل و دو. Et le diable. Czterdzieści dwa.

Il ferme les yeux et ressent l’infini du ciel. Sur l’écran noir de ses paupières, des chiffres multicolores s’envolent en virevoltant comme des papillons. Au début, ils se frôlent et rebondissent comme des bulles de savons avant de disparaître dans la nuit. Puis, les caresses se font plus appuyées, les effleurements deviennent des chocs plus rudes, les percussions plus violentes. Un chiffre 6 explose, le sang jaillit. Un 4 prend feu. Il ouvre les yeux. Devant lui, une vieille femme le regarde fixement. Elle lui demande quelle heure il est. Il dit qu’il ne sait pas. Elle se fâche, elle crie. Elle dit qu’il doit savoir. Il a peur, il se met à courir pour rentrer dans la gare. Un homme unijambiste lui barre la route et lui demande de l’argent en tendant une main dans sa direction. Il dit qu’il n’en a pas, l’homme lui crache dessus. Il évite l’homme et son crachat, il continue à courir jusqu’au train.

Ulysse retourne à son siège et s’y abandonne le souffle court. Ses mains tremblent. Il ferme à nouveau les yeux et tente de retrouver le calme de ses pensées. Il essore son esprit et se débarrasse des chiffres qui y sont encore collés. Il plonge dans une mer chaude. Sur le fond sablonneux, une anémone joue avec des poissons clowns, un crabe court en travers, un coquillage bâille. Ulysse n’aime pas les chiffres. Le train repart.

Photo de Markus Spiske sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

3 commentaires à propos de “#été2023 #06bis | la ville de chiffres”

  1. J’aime beaucoup après l’affichage sur la façade d’une banque qu’arrivent ces mots « Tracée à la craie sur le sol, une marelle s’adresse aux enfants : terre, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7-8, ciel. » Et la dispute de l’homme au visage en forme de 6 (étonnant) qui se dispute avec la femme, lui vire au 9, elle au zéro.
    C’est comme une nouvelle, ça se lit d’un trait jusqu’au départ d’Ulysse.
    Je mesure à vous lire combien les chiffres nous entourent nous envahissent et nous agressent aussi.
    Bravo

  2. L’univers de Luvenna rivalise avec ceux de Calvino (Les Villes invisibles) ou de Ferenc Karinthy (Epépé) tout en gardant son originalité. Merci pour toutes ces trouvailles, pour la marelle au milieu, et pour le 42 qui m’a rappelé de bonnes tranches de rires !