Aucun doute, le jeu à gratter le plus rentable à Deux euros de cette série est le Black Jack avec ses Deux Mille Trois Cent Cinquante-Deux chances de décrocher ce gain sur Un million. Deux Huit Seize joués au tiercé chaque semaine. Deux huit seize, quels numéros, deux huit seize, pourquoi deux huit seize, elle répond Deux huit seize j’en ai rêvé j’ai rêvé que je gagnais, rêvé en Mille Neuf Cent Cinquante-Huit, joué Deux huit seize chaque semaine de Mille Neuf Cent Cinquante-Huit à Deux Mille Vingt-Deux (soit environ trois mille trois cent vingt-huit fois), la fin est floue, la fin du dernier deux huit seize est floue, le dernier deux huit seize coché tiercé quinté quinté plus n’est pas daté, on ne sait pas le jour exact, quel numéro de jour quel numéro de mois, quel chiffrement où elle cessa de jouer deux huit seize, de sortir deux huit seize, elle-même ne connaît pas ce jour pour deux raisons concomitantes, un : sa mémoire mie de pain mouillée part en tas en amas en îlots déformés, deux : ayant caché la vérité, n’ayant jamais avoué qu’elle ne sortait plus, ne l’ayant pas admis à voix haute devant personne, ne l’ayant pas constaté en son for intérieur de sa voix intérieure qu’elle fit taire, elle ne sait pas quel jour de fermeture, quel jour de porte fermée, quel jour dedans à ne plus bouger, quel jour elle ne passa plus la porte, utilisant le téléphone pour être livrée par l’employé de la supérette, utilisant le téléphone pour demander à la voisine de lui ramener une baguette, utilisant le téléphone pour expliquer à sa sœur à son fils sa fille qu’il faisait beau, qu’elle était sortie faire ses courses, la sœur habitant à deux cent trente-huit kilomètres, le fils habitant à neuf cent cinquante-huit kilomètres, la fille habitant à trois cent cinquante et un kilomètres ne pouvant pas vérifier voir de ses yeux voir la porte fermée et le perron où ses pieds ne se poseront plus. Le dernier deux huit seize à disparu sans laisser de gains. Elle dit Tu m’achèteras un truc à gratter. Puis elle enchaîne Tu sais que Josette (sa belle sœur morte il y a deux ans) vient de gagner cent mille euros ? (en fait a gagné cent mille francs dans les années quatre-vingt) Je suis sûre qu’elle a tout distribué à ses enfants, elle est tellement gentille Josette (gentille et incinérée), son mari Maurice vendait des bonbons, il était grossiste. Les données factuelles qu’elle m’expose sont à considérer avec prudence, les données temporelles et les données chiffrée sont les plus volatiles, les chiffres cela s’échappe, les chiffres on ne peut pas compter dessus, les chiffres du testament de Gaby – la belle-mère de mon père, ni nocive ni aimante, placée en maison de retraite, et nous allons la visiter deux fois par an, quand nous sortons de la chambre, de la salle, de la structure aux odeurs lourdes et suintantes, on me met à l’arrière de la voiture, le père conduit, toujours sobre, toujours silencieux après avoir revu Gaby, la mère se tourne vers moi, prend ma main, ma main d’écolière, ma main à la phalange du majeur tachée d’encre violette à cause du porte-plume, car je suis vieille assez pour avoir appris à écrire depuis le noir violet violent de l’encrier, et elle me dit Regarde-moi, Promets-moi, Promets-moi de ne jamais me mettre dans une maison de retraite, Je ne veux pas finir comme ça, Promets-moi, je n’ai pas répondu C’est un peu lourd ma mère, c’est un peu n’importe quoi ma mère, tu n’as pas de jugeote ni d’empathie, on ne peut pas demander à une enfant de six ans un truc pareil, un truc aussi montagneux, un truc aussi gouffre, un truc aussi colonne de marbre, on ne peut pas demander une promesse comme ça à une enfant de six ans, les enfants de six ans adorent les promesses, ils veulent des promesses, veulent tenir des promesses parce qu’une promesse c’est beau comme un cadeau, comme un secret, comme un conte et légende, on ne peut pas demander comme ça à une enfant de six ans une promesse de fin de vie, une promesse de mort à venir, une promesse d’arthrose et de dents jaunes et déchaussées, une promesse de plis autour des lèvres et de la bouches et les veines des mains violettes comme l’encre, des veines gonflées comme l’encre coule, des veines posées comme des lacets qui courent sur le dessus des mains, Qui voit ses veines voit sa peine dit ma mère quelques milliers de jours après cette promesse que je ne peux pas tenir (calculez vingt mille jours environ) – donc le testament de Gaby se vide de chiffres. C’est-à-dire que Gaby laisse de l’argent. C’est-à-dire que Gaby laisse des bijoux. C’est-à-dire que l’oncle Roland a fait sortir un jour Gaby de la maison de retraite, juste une sortie, juste un aller-retour d’une heure, peut-être une heure et quinze minutes, une heure et quinze minutes en tout, comptons vingt minutes de trajet à l’aller, vingt minutes au retour, vingt plus vingt égal quarante, soixante-quinze moins quarante reste trente-cinq, reste trente-cinq minutes à la banque, Gaby signe des papiers, vide son compte, son compte vidé est aspiré sur le compte de Roland en toute simplicité, toute efficacité, et lorsque Gaby meurt, ni nocive ni aimante, il ne reste aucun chiffre pas deux pas huit pas seize à se partager, c’est légal, elle avait toute sa tête, elle a signé, et par pure gentillesse entre les colères plurielles auxquelles je ne pige pas un iota, l’oncle Roland nous offre l’héritage de Gaby, une bague. Une bague avec cinq diamants minuscules. Je l’ai mise un jour. Les diamants minuscules se sont décollés avec la farine, la peinture et la terre. Puis j’ai perdu la bague, parce que je ne suis pas très attentive. Deux huit seize je m’en souviens, de la promesse de six-cents millions de tonnes à tenir sur mon doigt de six ans, sur ma main de six ans, sur mon poignet de six ans qui devait mesurer onze centimètres et demi de circonférence je m’en souviens. En fait je suis très attentive. Mais je perds des choses. Je perds des chiffres, je perds des énumérations, je perds Gaby et la bague et la voiture (une Peugeot deux-cent quatre, capot bleu clair), et je perds mon poignet de onze centimètres et demi, ma colère, ma fatigue, mes sentiments violets violents rentrés intacts, quand elle me dit, quand je viens la visiter, quand je traverse la salle commune avec tous les fauteuils roulants et toujours une petite dame qui demande si je ne suis pas Joëlle, quand je remonte le couloir jusqu’à la porte ouverte de sa chambre (elle dit Laisse ouvert comme ça je vois passer du monde), quand je glisse la chaise près de son fauteuil en évitant le fauteuil roulant qui prend tellement de place, quand je m’installe près d’elle, vérifiant que la sonnette est à sa portée, que la télécommande est à sa portée, que son talon cicatrise bien, que ses vêtements sont propres, que le sol est propre, que le matelas à air comprimé avec son boîtier rempli de cadrans chiffrés ronronne correctement au pied du lit, regardant très vite la pendule quatorze heures dix, calculant à l’avance qu’autour de quinze heures trente je me lèverai et reviendrai m’asseoir à cet endroit six jours soit cent quarante quatre heures plus tard, jetant un œil aux photos sur l’appui de fenêtre (mon père, partout mon père) et me penchant pour voir le ciel toujours beau, toujours changeant, toujours clair, toujours apaisant, toujours doux avec moi car ne m’ayant jamais contraint à quoi que ce soit, un ciel toujours vaste, réparateur, synonyme d’étoiles cachées, de merveilleux trous noirs, de kilomètres impossibles à compter décompter, j’aime ce moment exact où les chiffres ne servent plus à rien, connards de chiffres bande d’épiciers vous êtes bien attrapés, bref une fois assise je prends ses mains, j’entoure ses veines violettes avec les paumes de mes mains chaudes, et elle me dit Heureusement que tu es là.
J’ouvre mon sac, je dis Je te ramène des tickets de je ne sais pas quoi je n’y connais rien j’ai demandé conseil au buraliste à gratter. On va être riches ! Elle rit en se balançant vers l’arrière (c’est le signal, et elle commence sa litanie revisitée du monde passé mélangée au présent de la seconde présente de la minute présente) : Je t’ai dit que Josette a gagné le gros lot ?
La sensation que quand les chiffres s’en mêlent, le récit s’accélère. Vertigineux, superbe.
Super fort. Construit comme une nouvelle. Les chiffres en seraient la colonne vertébrale et puis comme j’aime ces sentiments violets violents. Bravo !
Poignant. Un black jack les chiffres qui accélèrent, on s’engouffre dans l’histoire avec eux.
La route de la fortune où l’on peut faire du sur place pendant longtemps. Le prurit du grattage guérit donc naturellement , c’est rassurant. Le coup de l’héritage détourné est un coup de maître . L’histoire a l’air un peu désabusée mais elle est tendre pour finir. Les adultes ne sont pas très sérieux, ils jouent sans voir bleuir leurs veines et un beau jour ils ne jouent plus, mais ils se souviennent que tous les gagnants sont ceux qui ont joué un jour, même en rêve. Ce texte m’a beaucoup plu il est beaucoup plus léger que le mien. Merci !
oui, vraiment dans la perf !
Pris par l’histoire jusqu’à la fin, pris par le flux fluide jusqu’à la fin. Fort!
Magnifique la litanie des chiffres et la pulsation de l’histoire . Merci
Comme je le disais (lol) ton écriture c’est de la musique!!! On plonge et on remonte pour prendre son souffle… j’adore. En te lisant je viens de comprendre quelque chose, il est des lectures qui me font un effet physique et en sortant de la lecture je comprends que cela a à voir avec la respiration. Je ne t’ai pas lu à haute voix et pourtant cette lecture m’a mise dans une certaine respiration. Je suis fan Christine 🙂
Merci à toutes tous pour vos lectures ! (l’effet n’est pas chiffrable :))
oh savais bien qu’avec toi !
cet étourdissement du début et puis tout ce qui en vient ensuite
savais bien aussi que je ne DOIS pas te lire avant, surtout quand comme en ce moment j »essaie de vous rejoindre avec les mots qui me quittent et encore plus quand veux les poser sur mes ébauches de personnages… admirative, ravie et découragée
ah non, je refuse le découragement de Brigetoun, je m’inscris en faux, je m’oppose, ce découragement doit filer vite fait, ouste ouste ! (il n’a rien à faire là : -)