Ma mère l’avait repérée parce qu’elle marchait à bonnes enjambées sur les routes, accompagnée de ses deux chiennes, truffes allègres, trouvées dans les choux, des sang-mêlées tranquilles, pas gênées, qui lui rentraient dans les jambes. A force elles lui faisaient une robe à baleines, corsetée autour de la silhouette. La dame divaguait chaque après-midi sur l’unique route du village, puis au croisement prenait tout droit la montée vers Guernaloen, c’était une façon de s’approprier le terroir, parce qu’elle venait d’une rue assoiffée, aboyeuse, du centre-ville de Rennes. Il fallait qu’elle laboure cet espace nouveau, comme on ouvre une boîte, avec les pieds, les galoches, les yeux, la bouche ouverte par l’effort. Arpenter, un beau métier. Le meilleur.
Un jour ma mère a cette idée de main levée, ce beau geste de héler le gens qui passe, qui marche presque au milieu de la route parce qu’à part les tracteurs et les moissonneuses, il n’y a pas vraiment de passage ici. Ma mère fait le salut universel, et sans gêne la dame approche à la fenêtre. Elles sont séparées par le rebord, elles causent des choses, des morts récentes, des familles qui s’installent, du besoin de poursuivre son existence dans un coin imprenable. Elles sont fières de parler. Et ma mère ne se retient plus, tout parle en elle, tout bouge, tout commente : les petits mouvements saccadés, du cou et du visage, maman et sa fébrilité, des doigts, des mains sur la casserole, des tocs on dirait, mais c’est musculaire aussi. Une vie concassée, passée à réparer, soigner, accompagner, ça déforme la gestuelle. Pour éviter d’engranger cette forme d’instabilité, on la regarde au milieu du visage, le nez fixe bien posé comme en statue, un nez reposant, perchoir de poussins, qui hume la bonne parole, la vivifiante.
Ma mère l’aime bien, la dame, elles évoquent les mêmes choses, elles se documentent, elles ont fait des études de médecine, et puis la vie de femme, les enfants, obligent à délaisser des postes exigeants. Et puis l’amour qu’on suit – qui te dérobe toute entière. Ma mère donne des courgettes, la dame apporte des cagettes remplies de gros œufs de ferme. Elle a des poules, et elles donnent bien, comme les plants de tomates sous la serre. Pour capter le soleil, il suffit de s’éloigner des talus, les noisetiers font de l’ombre. Alors on plante au milieu du jardin, on découpe de larges trous dans les bâches en plastique.
Un jour, la dame rencontre mon père sur la route, il promène toujours son chien vers seize heures, le vieux chien aime bien, il remue la queue quand il reconnaît la dame avec ses bêtes. Alors elle lui dit de but en blanc, sans réfléchir, oui votre femme m’a fait comprendre pour sa maladie de Parkinson, elle doit quand même en souffrir c’est une épreuve… Mon père interloqué : ah mais… je pense que vous vous trompez, si elle avait eu quelque chose, elle m’en aurait parlé… La conversation s’enlise, la dame repart au milieu de la route, la démarche un peu bancale.
D’habitude, la dame traverse au même endroit, emprunte une direction, avec cette foulée spectaculaire, les bêtes entre les jambes. Mais depuis un moment, on ne la voit plus par les routes, ni du côté des champs de betteraves, ni près du puits communal. Cela fait des jours, puis des semaines. Enfin on l’aperçoit, surgie du néant, tout au loin du paysage. Elle fait le tour du village pour rentrer loin chez elle, elle emprunte des voies de secours, des chemins de halage, tout est bon pour ne pas passer devant la maison. Ma mère y songe, ne comprend pas. Je lui dis : elle regrette, elle n’ose pas. Faut attendre. Se placer au milieu des événements, un jour sera le bon.
Mais les semaines, les fins de semaine, les dimanches de messe, les mois sans se parler, sans le plaisir de héler la dame, ce n’est plus possible. Ma mère attrape un gilet qu’elle aimait bien, chaud et léger, un sans-manches qui n’entrave pas le travail des bras dans le jardin. Elle marche à grandes enjambées nerveuses à travers la campagne. Pour une fois, c’est elle qui arrive devant sa maison. Elle tape à la fenêtre, des petits coups répétés. Revient à la charge. La porte d’entrée s’ouvre en grand, elle voit ma mère. La voix de ma mère. Me redit plusieurs fois, ça tremble en elle, aime tant raconter, rejouer la scène plusieurs fois. Sa voix comme on revit un événement : son visage était immense, tout plein de réjouissance. Alors ma mère : Aaah mais ça fait longtemps, je commençais à m’inquiéter, tiens, je t’ai ramené une veste bien pratique, tu vas voir, tu m’en diras des nouvelles. La dame accueille le cadeau, caresse délicatement la vieille veste qui a si précieusement servi, « ça c’est bien ça », et elle lui fait visiter son jardin, le potager, les salades alourdies de limaces – moi je traite jamais – les camélias, les hortensias bleus, y a du granit par ici c’est normal, les vieilles pierres qui formaient autrefois des auges… elles se disent qu’elles dorment bien la nuit, qu’il fait si frais le soir, on tombe comme des pierres. La dame réplique qu’elle n’allume jamais le chauffage l’hiver, elle dort avec « ses filles », une dans le dos, l’autre contre le ventre. Elles rigolent. La dame ne fait pas visiter l’intérieur. On entrevoit pourtant, au milieu de la table, une poule haut perchée qui picote son pain dur. « Toi je sais qu’ça t’choque pas, on est du même monde ». Ma mère repart sur les routes, droite sur l’arête du nez qui hume le bon air, affranchie des craintes au milieu des nuées.
La vérité vaut bien un chandail – plus ils et elles nous sont proches plus elle nous paraît difficile à la leur avouer, peut-être… ? – magnifique le « moi je traité jamais »… Merci
Merci tant cher Piero, vais vous lire avec joie renouvelée
Que font du bien les échanges quand ils laissent de côté la monnaie !
ah oui, cela semble d’outre-temps… un peu comme au pays du tiers-livre
un peu de tendresse dans ce monde
ta belle langue rend honneur à ce beau lien amical, merci!
Votre soutien me touche profondément chère Catherine
l’amitié c’est finalement cet échanger vrai, peu importe ce qui est dit ou tu, déformé révélé
c’est juste une chose d’air libre