Avec l’argent les livres s’achetaient venaient creuser les cernes de ses murs. Ils peuplaient cette chambre paumée dans l’immensité de l’univers, et si on vendait tout ça, si on vidait les murs de leur chair, il finirait milliardaire.
De quoi se payer le soleil et ce qui tourne autour. Les huit planètes, leurs satellites, la ceinture d’astéroïdes entre Mars et Jupiter et les milliers de planètes naines au-delà de Neptune. Mais ça ne se vendra pas. Non. Non. Non. Même la plus rageuse des pluies de météorites ne saura faire s’ébranler mes étagères. Même le soleil mourant ne saura les réduire en cendres. Ce sont mes livres. Ils sont à moi. A moi. Qui y touchera sera roué de coups jusqu’à ce que mort s’ensuive. Qui y touchera sera ébouillanté comme un vulgaire poulet. Vil malotru, prends garde à ma cataclysmique colère, sacrebleu. C’était des millénaires de mémoire humaine. Toute conservée là. Orgueil de tout avoir là. Tortionnaire de tant de vies. Et toujours il y avait ce désir sans fin, le besoin d’en emprisonner d’autres qu’il en vienne des livres encore et encore prenant toujours plus de place jusqu’à l’écraser, livres qui hurlaient, bêtes qui grondaient, ombres prêtes à mordre prêtes à le déchirer, d’autres s’achetaient, gonflaient ses murs. Il ne les lisait pas.
Quand il en avait la force, il écrivait. Il travaillait sur un roman qui puait le ressentiment et la haine, écrit sur des pages en peau humaine, celle de ses ennemis, un livre haïssable et plein de cris, qui vous sauterait au cou, vous mordrait là, vous laisserait presque fou. Il y avait dedans des tas de noms loufoques et effrayants, des créatures de cauchemar qui hantaient ses rêveries les plus terribles. Il voulait, à travers ce livre, entretenir le désespoir. Que plus personne ne puisse plus jamais rire, avoir des projets d’avenir. Lui-même était très malheureux.
Evidemment, l’argent était limité. On l’avait pressé de trouver un travail. Progressivement, son compte en banque s’était vidé. Hélas, il n’avait aucune qualification, pas d’expérience professionnelle. Que faire ? Le métier devait être convenable. Sa mère en mourrait, sinon. Pêcher la girafe ? Il écarta l’idée. Il avait une sainte horreur de ceux qui exerçaient cette profession, du mépris pour leur milieu. Un temps, il s’était vu dans une salle de classe, torturant de sales morveux sans éducation, sans culture, les accablant d’insultes et de remarques blessantes. Non, il ne supportait pas les enfants, ce n’était pas pour lui. Dresser des dés à coudre ? Enfanter des autoroutes ? Accorder des ventilateurs ? Tailler des lampadaires ? Tout ça ne lui inspirait rien, il ne savait pas faire. Il y avait la police. Ca ne demandait pas grand-chose. L’idée de tirer sur des fuyards ou de mutiler des manifestants lui plaisait. Mais il ne se sentait pas capable de fournir un effort trop soutenu. Il pouvait se faire chroniqueur dans une émission de télévision, trouver des justifications aux violences policières. Il avait des difficultés à s’exprimer. Angoissé à l’idée de ne plus pouvoir acheter de livres, il envoya CV et lettres de motivation sans trop y croire. Soit il eut des refus, soit on l’ignora.
Il se voyait sans un sous, contraint de mendier, ou de ramasser les ordures. Vision d’horreur. Quand il était petit, son papa et sa maman lui disaient toujours, pour lui faire peur : « Si tu ne travailles pas à l’école, tu seras éboueur. » Son orgueil en prendrait un coup, et il finirait désavoué par sa famille.
Mais il n’avait pas envie de travailler. Ca impliquait de sortir, de côtoyer des gens pleins de mimiques de manières, le moindre des plis de leur face trahissant leurs dégueulasses appartenances leur identité leurs convictions, leur langage teinté de tout ça. Ca voulait dire les supporter. Supporter leur existence inutile vaine désagréable un poids trop lourd à porter, supporter leurs anecdotes leurs médisances leurs rituels, et surtout, il avait des choses à faire. Il n’était pas prêt. Il avait des livres à lire encore. Des choses à écrire. Il y avait son roman plein de noms loufoques et d’idées noires. Il aura le succès, l’estime des autres. On se pressera devant chez lui. Il sera invité dans tous les grands médias. On parlera de lui dans les journaux people. Il en vendra des millions et décrochera des prix. Ainsi, il n’aura plus besoin de travailler. Il ne voulait pas travailler. Il avait des souvenirs à retrouver, à remuer. Fixer le mur. Attendre.
cet épisode semble forger encore davantage ton personnage
et d’ailleurs il nous touche dans son malheur, son amour des livres, sa flegme, sa colère rentrée, presque son envie de faire mal et de tirer sur la foule
l’écriture glisse vraiment bien et crée une ambiance originale…
j’ai encore en tête à la fin de ma lecture ce fragment : « Quand il en avait la force, il écrivait. »
Ce style à la fois tranchant et fait de phrases qui font sourire façon jeu d’enfant, il y a dans ce personnage quelque chose d’un prequel de La Métamorphose, ne pas le lâcher !