Il n’y a pas de livre au Sérail. Selim n’écrit pas de roman. Selim n’écrit rien. Sa main se tient loin du papier, comme d’une flamme. C’est tout le Sérail qui s’inspire de ses rêves — de ce que le Sérail sait des rêves de Selim Bassa, alors que les nuits ne lui en laissent jamais aucune trace au réveil, les habiles cogneuses — pour devenir. C’est le Sérail qui l’atomise afin de devenir. Selim est le livre qui nous tient ensemble. Il n’y a pas de livre au Sérail, à part le registre du Chiffre. Deux colonnes pour les entrées, une pour l’argent, l’autre pour les habits abandonnés au vestiaire et le contenu de leurs poches. Une colonne pour les sorties, essentiellement dévolue aux fournisseurs : alcool, fruits, fumaisons, pain, linge de maison, verrerie, sable… Le Chiffre fait les inscriptions, mais pour bien lire le registre, il faut la conteuse. Elle ne garde pas en tête le détail de la circulation des biens (comment le pourrait-elle ? Le système était déjà en vigueur quand elle est arrivée au Sérail), mais elle peut l’inventer. À la couleur de la voix du Chiffre qui dit : une clef, trois caisses de Dom Pérignon, un médaillon contenant le portrait d’une petite enfant, elle sait quelle villa sur la Riviera, quelle garçonnière dans Vienne la Rouge ou quelle porte sculptée d’une tête de chérubin la clef ouvrira, elle connaît le nom de l’invité qui a perdu jusqu’à son dernier lambeau d’apparat au fond de la dernière bouteille et quel souvenir insoutenable porte le petit visage flou abandonné dans un sac de dame jamais réclamé. Quant à l’or, tu l’auras compris à présent, c’est autre chose. L’or ne tient pas dans une colonne. Qui entrait au Sérail par la porte basse, Selim le couvrait de son or. L’éclat de bienveillance fatale, qui dansait dans le flacon scellé de ses yeux, rayonnait d’or pur. En un éclair vous saviez que vous étiez, enfin, arrivé. La certitude de ne plus jamais vouloir repartir vous ceignait la taille d’un collier d’or sans fermoir, ou le doigt d’un anneau précieux qui ne se pouvait plus retirer, ou l’oreille d’une boucle infinie. Ce bijou, qu’il vous attribuait, si fin soit-il, vous couvrait d’or des pieds à la tête. Enfin, il posait sa main sur vous, sa main d’or souple et chaud, et toutes les noces, toutes les bénédictions fondaient ensemble sur votre âme.
Personne, cette règle a déjà été ici évoquée et transgressée, personne n’entrait jamais dans la chambre de Selim, que la Soigneuse et très rarement Osmin. Le Pacha préférait recevoir, une fois le cabaret fermé, dans les coussins encore marqués des corps lourds et éprouvés des invités, qui tremblaient de froid et d’épuisement, robes malmenées, smokings chiffonnés sur le trottoir, dans cette heure d’avant l’aube en attendant que leurs chauffeurs, qui dormaient d’un bienheureux sommeil artificiel, viennent les tirer de ce mauvais pas de trop, de ce mauvais calcul qu’avait fait leur orgueil en s’aventurant au Sérail par la porte haute.
L’or est tendre, malléable, compréhensif, il garde la mémoire des larmes et des rires et la plupart des bijoux dont nous soulagions les clients devaient être refondus, tant ils suintaient la misère et la méchanceté. On racontait dans les murmures du Sérail, une histoire d’or que je raconte à mon tour sans avoir la moindre preuve de sa véracité, mais qui me trouble encore aujourd’hui. Il se disait qu’Osmin avait à plusieurs reprises — qui se comptaient sur les doigts d’une main de voleur —, conduit jusqu’à Selim l’un ou l’une d’entre nous dans le cabaret désert. Il convenait de se dévêtir entièrement, ne conservant que l’or qui ne pouvait plus se retirer. Alors d’un coffre que personne n’a jamais vu, Selim sortait tout l’or de ce monde, le réchauffait dans ses mains et vous en couvrait, jusqu’à ce qu’il ne reste au fond du coffre qu’une minuscule clé de vil métal. Ensuite… ensuite, il ne se passait rien. Mais toute la perplexité du monde emplissait les yeux du Pacha, jusqu’à étouffer complètement leur étincelle d’or. Cela pouvait durer des heures. Il est dit qu’une fois Selim aurait soupiré si fort que les colliers et les bagues avaient tremblé sur le corps qui les supportait, resserrant autour de lui leur étreinte d’angoisse. Mais il se raconte également qu’il pouvait parfois rire très doucement, chantant pour lui seul une chanson ancienne et qu’en une seconde l’éclat d’or envahissait son œil jusqu’à devenir un fruit jaune du jardin des merveilles. La chaleur de l’été vibrait alors dans les bijoux et l’enfance du soleil inondait le corps qui les supportait.
Osmin, même nu, dans les bains de vapeur, ne laissait voir aucun or qui ne se puisse retirer. Il ne souriait jamais. Il gardait jalousement au fond de sa bouche les énormes dents de sagesse que Selim lui avait offertes.
— L’or, si tu en as besoin, il est toujours avec toi.
— Je n’ai besoin de rien, Bassa, je suis toujours avec toi.
Quand, à sa propre surprise, l’un ou l’une d’entre nous arrivait à vouloir quitter le Sérail, Selim lui retirait le bijou. Simplement :
— Tu reprends ta liberté, je garde ta captivité.
Mais la nuit, bien loin du Sérail, on pouvait encore boire à grands traits le vin de lune de ses yeux d’or. Et le tatouage invisible de sa main nous protégeait du froid et de la peur.
Magnifique ! (tout simplement)
Un tout grand merci Muriel.
(Goldfinger ? – il avait son harem (Pussy Gaylor…)) (Mustapha Kemal (tu sais qu’il abusait gravement du raki)?) (en tout cas je vois la raison de ton sentiment vis à vis de cette « bienveillance » dont on nous rebat les oreilles…)
Je vais me pencher sur cette histoire de raki… Ta remarque sur la bienveillance est d’autant plus justifiée par le #6bis, que je compte bien prolonger dès aujourd’hui, le financement du Sérail étant un fort bon filon pour régler mes comptes.