Devant le miroir de la salle de bain, il fixe longuement son reflet sur la surface de la vitre. Il voit les contours de son visage, il distingue le travail du temps. Ses tempes grisonnent. Il se rapproche du miroir pour observer plus attentivement ce visage qu’il a perdu de vue mais il ne trouve pas les détails qui auraient pu éclairer sa mémoire. Il allume le néon qui domine le miroir, passe un coup de serviette sur la surface vitrée mais ses traits restent incertains. Peut-être un problème de vue.
Lorsqu’il rejoint la cuisine, sa cousine est déjà partie travailler. Comme tous les matins, il a tardé à se lever. Il dort mal, se lève plusieurs fois dans la nuit pour aller uriner, il a mal a dos et aux jambes aussi. Il n’avait pas ce genre de problèmes dans sa vie d’avant, lorsqu’il se levait à six heures et quart pour se rendre à son travail. C’est peut-être à cause de l’accident. C’est peut-être à cause de ces journées d’avant si parfaitement rythmées sur les horaires de train, de bureau, de cette vie cadencée au carré. Aujourd’hui, il se lève la nuit pour aller pisser, il a du mal à se voir dans la glace, il souffre des articulations. Et il pense. Il pense que quelques chose est en train de changer.
Sur la table en bois de la cuisine, une épaisse enveloppe à son nom est posée en évidence. Il allume la machine à café, change le filtre en papier et le remplit de poudre noire qui s’échappe d’un paquet posé à côté, verse le broc d’eau dans le réservoir, ajuste la verseuse et entend le cliquetis de la machine au travail. Il ouvre l’enveloppe gigogne qui en contient une dizaine d’autres, plus petites. Son courrier de Valenziany, ré-expédié par la poste.
La première est une facture d’eau, 132,04 euros. La deuxième, une offre d’abonnement pour acquérir, tous les mois, une réplique miniature des chars de la Seconde Guerre Mondiale au prix de 4,99 euros les deux premiers mois. La troisième est une lettre de l’Assurance Sociale l’invitant à prendre rendez-vous avec un expert agréé à la suite de son accident. La suivante vient des Finances Publiques et concerne son tiers provisionnel. La cinquième lettre est une facture d’électricité. 275,12 euros.
Il s’arrête. Il ne se souvient plus. Il ne se rappelle pas n’avoir jamais eu besoin de payer tout ça. Il ne sait plus s’il possède un compte en banque, une carte bleue, un chéquier, un crédit en cours. S’il a souscrit une assurance vie, s’il est abonné à un magazine quelconque. Il ne sait pas combien il gagne, il ne connait pas le montant de son loyer à Valenziany, pas même le prix d’un kilo de tomates. Il ne sait même pas s’il possède de la monnaie dans la poche de son pantalon. Il se souvient juste de la pièce roulant sur elle-même sur le comptoir en verre de la boulangerie quand, dans sa vie d’avant, il achetait un croissant avant de prendre son train. À part ça, il n’a jamais eu besoin d’argent. Ou il ne s’en souvient plus.
Il reste assis, prend la tête dans ses mains. Il n’a jamais eu de problèmes de mémoire. C’est donc ça être amnésique, découvrir que l’argent existe…
L’enveloppe suivante contient un prospectus qu’un supermarché nouvellement ouvert envoie aux habitants du quartier. Le kilo de tomates rondes en grappes de catégorie I, origine France, est à 1,99 euro (maintenant, il sait), la bouteille de pastis de Marseille d’un litre coûte 12,94 euros en déduisant les 6,66 euros cagnottés grâce à la carte de fidélité du magasin, un arrivage de chaussettes courtes en polycoton et élasthane made in China tailles 39-42 ou 43-46 propose un lot de trois paires pour 2 euros. Il ne se souvient pas ne s’être jamais acheté des chaussettes. Il regarde ses pieds, il n’en porte pas. Mais il n’est pas encore habillé.
Il se lève, attrape un bol sur l’égouttoir de l’évier, le remplit de café fumant et le pose sur la table en bois. Il se rassoit lourdement. Il a du mal à discerner ses mains. Il y a peut-être une offre publicitaire pour des lunettes dans les prospectus. Pourtant, il distingue parfaitement les mots et les phrases que contiennent ces lettres.
D’une autre enveloppe, il sort une page imprimée à l’en-tête de sa mutuelle de santé. Elle lui réclame le paiement de l’assurance complémentaire qui, jusqu’alors, était directement déduite de son salaire. Mais comme il est en congé maladie à la suite de son accident, il doit payer. 121,48 euros. Il a l’impression de devenir fou.
La dernière lettre contient une publicité d’une agence de voyages. « Découvrez l’île aux fleurs ». Une vaste anse d’une mer limpide avec quelques bateaux au mouillage, une montagne toute en rondeurs. Une jeune fille exhibe des dents blanches. Dès 1549 euros, 7 nuits, croisière sur catamaran incluse. Il ne se sent pas bien, son corps est douloureux.
Il se lève, retourne à la salle de bain et fait couler de l’eau froide dont il s’asperge le front et les joues. Dans le reflet du miroir, il ne distingue plus son visage. Il se frotte les yeux, regarde ses mains. Il ne les voit plus. Ce n’est pas un problème de vue.
Hippolyte est en train de disparaître de ce monde. Et cela, n’a rien à voir avec son accident. Il y a quelques semaines encore, Hippolyte vivait sa vie sans encombre, il était un personnage d’un roman de fiction. Il était employé de bureau qui prenait son train tous les matins pour se rendre à son travail, qui le reprenait le soi pour rentrer chez lui. Il commence à comprendre ce qu’il se passe.
Hippolyte n’est plus employé de bureau, il est aujourd’hui un personnage qui veut devenir écrivain. Alors, il commence à comprendre qu’il est en train de quitter ce monde. Il est en train de quitter le livre.
Parce que ce livre ne raconte pas l’histoire d’un homme qui veut devenir écrivain.
je note le miroir qui sert d’interface entre l’avant et l’après
c’est une histoire de fou, surtout quand l’argent fait irruption après les constatations de changement, de vieillissement
et du coup on sait qu’il a des problèmes de prostate, qu’il ne se sent pas très bien, on a peur soudain qu’il nous claque dans les mains alors qu’on est en train de lire…
Merci Françoise. Oui, l’argent illustre le passage d’une réalité, celle d’un personnage de fiction pour lequel il n’avait pas lieu d’exister, à une autre, celle de l’écrivain qui en a besoin pour vivre. Merci encore pour ta lecture.
Beau coup de théâtre ! Et pourtant on l’aime ce personnage inexistant ou avec double vie… son petit réel qui fait un sacré texte, quasi une micro nouvelle,
Merci Catherine. Un point de flexion dans mon texte où le personnage change de réalité pour disparaître. Merci pour tes lectures.
C’est une beau texte, bravo.
Merci Laurent. Un texte dans un autre texte, plus long où les personnages apparaissent et disparaissent.
« Dans le reflet du miroir, il ne distingue plus son visage. Il se frotte les yeux, regarde ses mains. Il ne les voit plus. Ce n’est pas un problème de vue.
Hippolyte est en train de disparaître de ce monde. Et cela, n’a rien à voir avec son accident. Il y a quelques semaines encore, Hippolyte vivait sa vie sans encombre, il était un personnage d’un roman de fiction. Il était employé de bureau qui prenait son train tous les matins pour se rendre à son travail, qui le reprenait le soi pour rentrer chez lui. Il commence à comprendre ce qu’il se passe. » je suis curieuse de savoir ce que son auteur peut faire d’un personnage en voie de disparition…
Merci Catherine. En fait, le personnage a déjà eu son histoire racontée. Comme d’autres personnages du manuscrit sur lequel je travaille, il est amené à disparaître. Merci encore pour ta lecture.
Prenant. Et cette chute qui renverse tout, étonnante et touchante. J’aime beaucoup. Merci
Merci Françoise. J’espère pouvoir le rythme sur la longueur d’un manuscrit.
Oh, quel vertige ! Hippolyte va disparaitre ? Non !
(Trop bien ce texte !)
Il y a eu plein de choses avant pour comprendre pourquoi il disparaît. Et il y aura encore d’autres choses après. (J’ai l’impression que ce livre ne finira jamais). Merci Helena.
« C’est donc ça être amnésique, découvrir que l’argent existe… »
Et ce personnage qui disparaît pour qu’un auteur naisse…