#été2023 #06 | L’orgueil des Cinabre

Violetta avait gagné le combat contre la pauvreté. Elle entretenait avec plaisir la légende qui voulait qu’elle ait payé ses études de pharmacie à force de vendre des bouteilles consignées. Elle laissait colporter avec orgueil ses astuces pour économiser de l’argent et cultivait soigneusement sa réputation d’être pingre et avare.
Sa grande villa avec piscine perchée en haut d’un morne alignait ses baies vitrées vers l’horizon bleu et l’île de la Désirade. Sa générosité ne s’exprimait qu’à la saison cyclonique. Dès que la météo annonçait la moindre dépression tropicale, elle exigeait que toute la famille vienne se réfugier sous sa dalle de béton. Était-ce vraiment par générosité? Ce n’était en tous les cas pas par souci de l’opinion des habitants de Bergette qui avaient été témoins de son ascension sociale. Il est plus probable que Violetta ne souhaitait pas traverser seule le mauvais temps. Sa sœur Rosine et ses enfants n’avaient pas le droit de trouver refuge dans l’école de la section de Bergette qui était l’abri anticyclonique désigné par la mairie du petit-Bourg. Leur abri était la maison de Violetta où une pièce contenait le stock d’eau et de nourriture pour ce qui s’apparentait à un siège de plusieurs semaines voir des mois compte tenu des préparatifs qu’elle faisait à partir du mois de juin chaque année. Pour rien au monde Violetta ne se serait trouvée dans les files d’attente d’un supermarché à la veille d’un ouragan pour acheter des packs d’eau minérale, du riz, des pâtes et des piles. Son congélateur-coffre de 457 litres était toujours plein. Elle avait la réserve d’essence pour le groupe électrogène et depuis l’ouragan Hugo qui avait brisé toutes ses baies vitrées, des volets roulants en aluminium et une citerne d’une capacité de 6000 litres.

Tonton Odilon refusait l’hospitalité qu’elle offrait seulement par grands vents. Il cultivait par contraste une vie que beaucoup jugeaient pauvre. Il mangeait tous les jours chez Rosine à qui il apportait les produits de son jardin. Il était incapable de rien jeter et accumulait chez sa sœur comme chez lui des objets ramassés au gré de ses promenades. Tout selon lui pouvait avoir une deuxième vie voire une troisième. Qui pourrait l’accuser de gaspillage? D’ailleurs il ne finissait jamais une bouteille de lait où de jus. Il laissait toujours une lichette n’ayant pas la responsabilité de mettre quoique ce soit dans une poubelle. Tonton Odilon ne jetait jamais rien. Il vivait dans une maison en ciment inachevée sans eau ni électricité. Seul son jardin et ses bêtes semblaient l’intéresser. L’orgueil de Violetta était dans sa villa et ses réserves, le sien était dans sa capacité à vivre sans manipuler de l’argent pendant des semaines voire des mois.

Si Rosine avait un orgueil c’était ses enfants. Ils étaient la seule richesse qu’elle aurait jamais. Sa fille Madeleine se distinguait de tous ses autres enfants, Guylaine et les 5 frères tous atteints d’alcoolisme à un stade plus ou moins avancé. Guylaine l’avait déçue parce qu’elle était fille mère depuis l’âge de 16 ans. Les 5 frères s’étaient éparpillés sur l’île et ne donnaient même plus de nouvelles. Si des rumeurs de prostitution courraient sur le compte de Madeleine, Rosine n’en gardait pas moins l’orgueil d’être la mère d’une parisienne. Sa fille travaillait à Paris, certes de nuit dans un hôtel et alors?