Elle le ramassait ce petit caillou. Elle choisissait avec soin la poche dans laquelle elle le plaçait, une poche où elle s’assurait de ne rien mettre d’autre. Ou alors un autre petit caillou, le même mais un autre. Elle les appelait comme ça pour elle-même ces petites pièces qu’elle avait l’œil pour repérer dans la rue ou dans les couloirs du métro. Rares étaient les journées où elle n’en dénichait pas une au bas d’un mur, le long d’une plinthe ou d’un trottoir. Comme aux aguets, elle se figeait, regardait autour d’elle la vie des gens qui continuait d’avancer sur son bout de trottoir ou de l’autre côté. Et elle retombait un état d’étonnement et de surprise, à chaque fois. Comment cela se faisait-il qu’elle seule ait pu voir ce que tous semblaient ignorer ? Cela lui donnait une espèce de singularité, oui, l’espace d’un court instant, elle se sentait importante, choisie, elle, dans la masse. Et cela suffisait à colorer favorablement sa journée.
Elle avait à l’argent un rapport charnel, affectif. Enfant, quand ça n’allait pas trop à la maison – il s’agissait en fait d’un petit appartement où elle avait grandi – elle se réfugiait dans sa chambre. Elle s’approchait de la boîte où elle les rangeait, en ôtait le couvercle sans même regarder ce qu’elle faisait, à tâtons, mais d’un geste sûr car trop souvent répété, elle les faisait tinter. L’effet était immédiat, elle s’enfonçait rapidement dans une rêverie éveillée. Les bruits de la dispute et la voix inquisitrice de son père passaient au second plan, un mauvais songe mais qu’on pouvait tenir à bonne distance. Ce qu’elle aimait dans cette boîte, c’était s’y retrouver comme face au miroir de son âme. Elle aimait y constater son abnégation et se rappeler le proverbe que leur avait dit la maîtresse, « les petits ruisseaux font les grands fleuves ». Cela l’avait marqué, même si elle ne comprenait pas tout dans cette phrase. Elle amassait avec patience et cela marchait. Le bruissement du métal sur le métal le lui confirmait et l’hypnotisait. L’imagination battait son plein et elle s’égarait dans ses visions, celle d’un enfant de son âge, diadème et robes de princesse.
Mais cela elle l’avait laissé derrière elle, sans rejet, mais remisé dans une vieille malle à souvenir. Elle était allée en séjour voile à la mer, à Courseulles-sur-Mer, c’était organisé pendant les vacances d’été, par la Mairie de sa ville. Depuis, ses piécettes avaient pour seul projet, et ce n’était pas une vaine rêverie, d’y retourner. Elles avaient invariablement au toucher la granularité du sable mélangé de coquilles concassées et érodées par le vent. Et c’est à ça que lui servait l’argent, à réaliser son désir le plus profond : s’acheter un voilier et vivre au bord de mer. En grandissant, elle avait compris que ces petites piécettes, même en très grand nombre n’y suffirait pas, elle n’était pas stupide. Elle avait continué le rituel, il ancrait un peu plus, à chaque ajout, son bateau dans le réel de son quotidien. C’est ça qu’elle voulait dans sa mathématique intime, additionner preuve sur preuve, et, de façon discrète mais inéluctable, aller jusqu’au bout. Elle n’avait aucun attachement à l’argent comme valeur abstraite, désincarnée. Elle apercevait une somme sur sa fiche de paie et cela ne lui parlait pas. C’était pas grand-chose d’ailleurs pour le moment mais ça changerait. Il lui fallait réaliser une alchimie particulière, toute mentale mais aussi matérielle que prendre un objet en main. Et cela passait toujours par sa cagnotte, c’était le signe tracé, la flèche qui lui montrait la route toute grande ouverte. Bien sûr, elle avait un compte en banque, elle l’avait ouvert, rien que pour ça et, quelque soit la somme qu’elle y déposait, elle versait toujours son obole pour convertir l’immatériel d’un virement bancaire en petite monnaie sonnante et trébuchante, accomplissant sa part de rêve. Et toujours, elle avait ce petit réflexe, ce fétichisme des gestes rassurant à force d’être répété, de frotter ces sous les uns contre les autre, comme le font ces grillons, élytres contre élytres, qu’elle entend le soir pendant sa maraude. Elle est sans doute la seule à les entendre – ils sont pourtant si sonores – comme elle est la seule à voir ces ronds de cuivres. Elle est loin du compte, à elle on ne prêtera pas, pas tout de suite c’est sûr, son rapport à l’argent a toujours été un rapport de confiance. Elle le conçoit, sans qu’elle se le formule vraiment, comme un dressage, un apprivoisement, une acclimatation à son destin, à sa personne, à la taille de ses rêves. Cela prendra du temps, elle y parviendra. Il n’y a pas de « mais ». Elle habituera l’argent à sa présence comme on le fait avec un petit animal sauvage. Pas de brusquerie et la de confiance dans l’esquisse de ses gestes, ne pas forcer le destin, être dans l’accomplissement de son présent. C’est sans doute ça qui lui donne sa vision, elle serait imbattable pour repérer, cachés sous des feuilles, des champignons. Elle ne l’a jamais fait, c’est vrai. Elle le sait, c’est tout.
L’année dernière, elle a trouvé une liasse dans la rue, un dimanche matin, elle était sorti acheter du pain. Elle a vu la dame laisser tomber une belle liasse, bien compacte et ramassée. Elle est assez loin mais ce qui l’a marquée c’est que ça s’est passé comme à chaque fois – elle se demande pourquoi ça aurait dû se passer autrement que d’habitude, peut-être parce que là c’était pas un pauvre sou rouge cuivre –, personne n’a rien remarqué alors qu’à elle ça lui a crevé les yeux. La dame est partie, elle n’a rien vu. Elle, elle ne voit que ça, c’est une évidence qu’elle seule semble percevoir. « Comprendre » serait un mot plus juste, il s’ouvre un pan de réel, comme si tout ralentissait autour d’elle. Elle est, là, doté d’un pouvoir de contrôle sur le temps, un instant sans fin offert. La vie s’est agitée dans la périphérie de son champ de vision. Elle agit, craignant maintenant de voir quelqu’un, de pas aussi honnête qu’elle, prendre la liasse. Elle n’a aucune envie de garder cette liasse, non, elle n’est pas envieuse – elle voit bien qu’il y en a pour beaucoup, ce sont des grosses coupures – et rentre dans la boulangerie. Elle raconte à une vendeuse, encombrée de cet argent qui ne lui revient pas. Et puis, la dame, essoufflée, paniquée, arrive la-dessus. Elle lui redonne tout ce qui lui appartient. Ce qui aurait été si facile à faire – partir dans demander son reste, qui s’en serait aperçu ? – ne lui a même pas traversé l’esprit. Ce n’est pas pour rien que son mec l’appelle « sa p’tite huître », elle pourrait s’en offusquer, c’est pas très glamour, une huître mais finalement même si elle le tait, elle s’en sent plutôt flattée. Ça lui ressemble, ça. Une coquille bien épaisse, assez rebutante, ça pue bien un peu même parfois. Mais, si tu passes, si tu vas plus loin que l’apparence, tu tombes sur la perle, à l’intérieur. Cette perle qu’elle cristallise, au jour le jour, elle la grossit un peu à chaque fois, elle la sortira nacrée quand ce sera l’heure, pas avant. Le résultat, elle le veut mais sans le chemin, hors de question.
Quand elle y repensera à sa soirée , plus tard, au fond de son lit, allongée dans sa nuit et cherchant le sommeil, elle se dira – peut-être – que c’est cette interruption dans le cours des choses, dans cette concrétion lente, et néanmoins certaine, de son argent qui l’a rendue si réactive. Quand ce type est descendu sur les voies et qu’il a fait taire le concert des grillons. Quand les élytres ont cessé de frotter cuivre sur cuivre, elle a senti une menace diffuse, la possibilité – elle ne l’avait jamais éprouvée avant – d’une interruption du flux d’argent. Alors, un peu à son corps défendant, elle avait lui avait gueulé : « remonte ou j’appelle les flics », une façon de reprendre le cours tranquille de la vie.
De l’argent, comme une eau dormante, vivante et calme. Merci pour la poésie et l’apparition subtile du personnage à travers ses collections.
Je me demande si j’z n’en n’ai pas connue une, de petite fille qui avait ce talent de trouver « des petits cailloux ».
Tout est bien, étonnant.
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