C’est un homme modeste qui ne sait ni lire ni écrire mais qui compte. Il a perdu un œil dans la mine, en reçoit une pension mensuelle pour nourrir ses 4 enfants (l’ainée est déjà mariée – une bouche en moins), envoie sa femme à la poste pour toucher l’argent.
L’argent lui brûle des doigts tous les mois. Elle l’enfonce dans une enveloppe, toujours la même, un peu écornée, chiffonnée, salie à force d’être manipulée : l’argent touché, sorti, dénombré, vérifié, remis en sûreté, distillé dans les achats, un billet dans la poche, un extrait du pain quotidien mis de côté pour l’avenir. Ni vu ni scrupule.
Ils sont 6 dans une maison misérable, une meute affamée où 1962 leur reste coincée en marge des Trente glorieuses. Trente années d’épargne sou par sou, de robes rapiécées, de semelles sur semelle usée, 2 jours du même café, des soupes de patates, une bassine unique pour se laver. La croissance économique ne monte pas les ruelles en terre ; la société de consommation n’invite jamais les pauvres à la fête. L’équilibre financier de l’homme modeste est menacé par la trahison imminente.
Un jour, l’épouse s’en va. Un jour choisi, l’épouse s’en va avec l’enveloppe, persuadée qu’elle lui est due pour les années subies dans un mariage sans amour. Elle n’inscrit pas dans le calcul des dépenses ses enfants à ravitailler. Elle s’échappe de l’ennui en tranchant le cordon avec les crocs.
L’homme modeste panique, crie, la cherche partout, la maudit, réclame la précieuse enveloppe mais elle est loin déjà, fêtant avec l’amant une fortune volée sans éclat. Elle osera demander une pension alimentaire et il se laissera convaincre par l’espoir imbécile qu’elle reviendra, qu’il faut lui faire plaisir.
Depuis, il ramasse du bois pour le vendre à faible coût, cache son gain dans une petite boîte en fer en dessous de l’escalier. Qui peut imaginer que la mère de l’ogresse, une grand-mère, va se servir à son tour dans le trésor de survie, un peu chaque jour, un doigt sur la bouche pour faire taire les petits témoins effarés ? Ah, hérédité de l’indignité qui punit les hommes braves.
Ah, l’argent ! Des histoires humaines, des histoires de trahison. A côté de la grande histoire du reste de la société – de consommation – qui suit son train, des histoires d’argent et des humains qui font avec. Sont-ils pour autant indignes ces destins ? Sous votre plume, non. Merci Isabelle
Terrible.
mais belle histoire