Chez la mère Morel, la vieille veillait à ne laisser aucune ardoise. Elle achetait ce que son jardin ne produisait pas ou ce qu’on ne lui payait pas en nature contre les petits services qu’elle rendait dans tout le village et qui constituaient la base de ses revenus. Le curé lui faisait aussi distribuer le bulletin paroissial. On connaissait la situation familiale et on arrondissait au franc supérieur. Il n’y avait pas de place pour le superflu, mais la vieille avait tout de même introduit dans le lexique familial la notion de « petits plaisirs » qui se matérialisait par l’achat de quelques caramels de temps à autre. L’orange ou la poupée de chiffons à Noël n’entraient pas dans cette catégorie. La vieille s’en faisait plutôt un devoir. Elle ne voulait pas que ses enfants aient moins que les autres, voire rien du tout. Pour cela elle travaillait comme une bête, dormait peu et comptait beaucoup. Et elle comptait bien. Malgré la défaillance des hommes qui mouraient à la guerre ou succombaient à des angines de poitrine, malgré la campagne qui se vidait et la terre qui vous échappait, malgré les fausses couches et les enfants mort-nés, malgré le mépris des bourgeois qui payaient au noir, elle éleva ses enfants.
Au Felix Potin de la rue de Vendée, montée à Paris avec sa marmaille, la vieille veillait encore à ne laisser aucune ardoise. Elle continua à compter et à travailler dur. Les prières du matin, celles du soir et celles du dimanche, participaient-elles de cette économie de survie ? Entendait-elle s’arranger avec le Bon Dieu comme on négocie un prêt avec son banquier ?
Au super U de P., la vieille qui bénéficiait d’une petite retraite, circulait dans les rayons au pas de course, une liste à la main. Elle avait épluché l’ensemble des prospectus dont les grandes enseignes inondaient sa boîte aux lettres. Elle comparait les prix, achetait souvent en quantité, toujours les mêmes produits. De retour des courses, elle pointait chaque article sur le ticket de caisse et notait cela scrupuleusement sur un petit carnet défraîchi.
Au Géant Casino de M., a l’Auchan de L., au Mamouth de C., au Carrefour de G., les enfants de la vieille s’éduquèrent à consommer. On acheta d’abord des objets liés au quotidien qui simplifiaient la vie et apportaient du confort. On offrit ces objets à la vieille qui en fit peu de cas : yaourtière électrique, fer à friser, appareil à raclette, aspirateur de table… Puis, on découvrit que les objets étaient aussi des miroirs. On investit dans des appareils photo dernier cri, du matériel de peinture professionnel, des chaînes Hi Fi dont on apprécia le rendu sonore, des instruments de musique pour le petit dernier qui avait l’oreille musicale, des encyclopédies vendues à domicile. On s’endetta. Et personne ne devint ni photographe, ni peintre, ni musicien. Personne ne fit d’études supérieures. Dans les placards et sur les étagères s’entassaient des objets dont la portée symbolique rendait vaguement honteux. En vieillissant, les enfants de la vieille continuaient de s’émerveiller de l’abondance qui les entourait. Ce qu’ils croyaient inaccessible la veille devenait bon marché le lendemain. Alors ils rangeaient l’appareil photo pour se mettre à l’ordinateur, voulurent aller au ski et prendre l’avion. Eux aussi. Ceux qui avaient appris à compter s’en sortaient bien et à peu de frais : une petite comptabilité familiale tenue avec rigueur, deux livrets d’épargne consciencieusement alimentés, des prêts raisonnables pour les gros investissements. Ceux qui n’avaient pas appris à compter s’endettèrent plus que de raison tout en continuant, mystérieusement, à accumuler un nombre déraisonnable d’objets. Alors ils commencèrent à vendre, pour mieux acheter. On fit de petites affaires qui donnaient l’impression d’entreprendre. On vendit la télévision aux coins carrés pour acheter la télévision plate, on se débarrassa du vieil aspirateur pour l’indispensable aspirateur antiacarien, on vendit le matériel de peinture pour acquérir la console de jeux, et la revente de la guitare aida à payer le premier téléphone portable. Quand on était à découvert, on appelait la vieille. Elle envoyait un chèque.
Le Carrefour Market du coin, les halles de Lyon, l’épicerie du bourg, le biocoop de la place P., le marché de producteurs de la place C., peu importe. Delphine et Mickaël font leurs courses sans trop y penser et, surtout, sans compter. Ils s’habillent de façon sobre et élégante. Ils roulent dans des voitures peu polluantes et ils adorent se rendre au travail à vélo. Ils habitent une maison neuve sans ostentation dont le jardin est délicieusement revenu à l’état sauvage. Ils viennent d’y installer une ruche et un poulailler. Ils aiment sincèrement le tableau d’art contemporain accroché dans leur salon. Ils connaissent l’artiste personnellement, c’est un ami. Les objets qui les entourent n’encombrent pas leurs espaces. Delphine et Mickaël gèrent l’argent avec discernement: placement immobilier, assurance vie au Luxembourg, optimisation fiscale discrète. Ils parlent peu de tout cela avec leurs amis. D’ailleurs, ils sont accaparés par un travail qu’ils adorent, mais aussi par des passions qu’ils alimentent avec constance. L’action politique pour Delphine, le golf pour Mickaël. Et l’argent fructifie naturellement entre les mains de leur comptable, de leur notaire et de leur conseiller en patrimoine, personnes charmantes et avisées.
Le coup du Luxembourg je crois que c’est presque trop, le décalage entre le cliché du pauvre vulgaire mais authentique et le riche élégant mais hypocrite pourrait aller chercher ailleurs dans des contradictions plus subtiles plus dérangeantes, peut-être chercher en toi même cette zone de contradiction et d’incohérence? Sinon comme toujours une justesse et un beau rythme de ritournelle qui font la lecture agréable
3 périodes vécues de l’après-guerre à aujourd’hui au sein d’une même famille: survie-consommation-argent. C’était le projet à défaut d’arriver à me tenir à un seul personnage… Je voyais mes consommateurs comme tentant de devenir eux-mêmes à travers les objets. Je ne voulais surtout pas les rendre vulgaires, mais je vois bien les effets d’ironie qui pourrait passer pour du jugement. Le passage sur Delphine, mon personnage tout à fait inventé (ou presque), est très artificiel. Il voulait traiter une façon plus abstraite de vivre l’argent. Je pensais que le cliché était là plutôt. Un cliché qui se fissure dans le texte sur les oignons brûlés. Hypocrites ? ce n’est pas ce que je voulais transmettre. Je crois dans la sincérité de ces personnages (Il faut vraiment que je me pose la question de l’usage que je fais de l’ironie…)Je retiens ton invitation à explorer cette zone intérieure de contradictions. Il me faudrait alors ajouter une quatrième période à ce texte, un autre contexte, d’autres personnages. Il me faudrait assumer de devenir moi-même un cliché pour l’aborder. Trop tôt. Merci pour tes lectures attentives. Elles donnent de quoi moudre !
J’ai beaucoup aimé le passage où on revend pour mieux acheter, où on tente de combler la vieille d’objets ménagers dont elle ne fait pas usage. De comment, quand l’argent a manqué, on tente à tout prix, avec de l’argent, de combler ce vide, de réparer un passé qu’on pense trop douloureux. Qu’est-ce qu’on devient soi-même, dans quel rapport à l’argent on est soi-même quand on a traversé, regardé, subi parfois le rapport à l’argent de ses parents. quel que soit d’ailleurs ce rapport.