La fille écorçait les châtaignes, on les donnait au maître, en échange le fils apprenait. Elle a du quitter la communale à onze ans pour s’occuper des petits nés d’un second lit, renonçant à l’espoir d’une vie meilleure. L’argent du mois était serré dans des enveloppes, une par semaine, s’il restait un billet on le glissait dans une ultime enveloppe, celle des économies. Elle aurait été spoliée, la maison du village est revenue aux petits. Quand elle revenait en Corse elle préférait se payer l’hôtel plutôt qu’accepter l’hospitalité de sa sœur. Ils avaient suffisamment économisé pour envisager d’acheter l’appartement de Corbera mais toute l’épargne a été dépensée au marché noir durant la guerre. À la mort de son mari on lui proposa un travail aux Postes, Télégraphes et Téléphones. Sur les quatre enfants deux passèrent le baccalauréat, c’était l’assurance d’avoir un bon métier. La cadette ne voulait pas perdre son temps sur les bancs du lycée, elle fit un mariage d’amour et trois enfants. Pour la première fois de sa vie elle avait de l’argent. Brutalement elle s’est retrouvée veuve. À la fin de chaque trimestre elle se mordillait méthodiquement les phalanges en attendant la rente négociée après l’accident dans le bureau de Bouteflika. Elle disait l’Algérie va arriver. Elle dépensait sans compter l’argent qu’elle n’avait pas. Sa mère lui répétait qu’à force d’acheter le superflu, il faudrait vendre le nécessaire. Quand elle parlait du passé elle aimait dire on était à l’aise. Elle disait j’ai le creux de la main qui me démange c’est signe d’argent. L’épicerie du village était à vendre, elle eut l’idée saugrenue de monter une affaire, pour transmettre un bien à ses enfants. Mal conseillée, la maison hypothéquée fut engloutie. Elle avait décidé de faire commerce de son don de voyance pour arrondir les fins de mois. Boucler le mois, la ritournelle de son enfance. Elle avait honte que sa mère gagne de l’argent sur le malheur des autres. On allait au tabac avec un billet de dix francs acheter par trois les paquets de Peter Stuyvesant. Il lui avait appris à refuser les pièces jaunes, dis que c’est de la merde. Le dimanche soir parfois on buvait un chocolat chaud avec des tartines de pain beurré, elle disait que c’était un repas de pauvre, ça n’empêche que c’était délicieux. Elle a avoué que petite elle faisait les poches de S pour ramasser quelques pièces. Elle s’est demandée si tous les enfants faisaient les poches des adultes. Longtemps elle n’est pas revenue à E, car elle craignait de croiser des personnes à qui sa famille devait de l’argent. Des milliers d’euros de dettes à la banque, les enfants ont refusé l’héritage. L’appartement avait été vidé, nettoyé, restaient deux bagues précieuses, du temps où on était à l’aise. Comme elle avait deux filles ses sœurs lui ont dit de prendre les bagues, elle était un peu gênée de conserver des objets d’une telle valeur, qu’aucune de ses filles ne porterait. C’est sa banquière qui l’a alertée, vous devriez payer en espèces de temps en temps, il me suffit de regarder votre relevé de banque pour tout savoir de votre vie.
Superbe comme d’hab. Phrases courtes incisives parfaites avec des expressions et c’est comme entendre des paroles prononcées. Merci, Caroline.
Anne le dit si bien. Merci Caroline
Ces elle et le passage de l’une à l’autre je suis grande fan
que c’est beau ! (et cette phrase « Elle disait j’ai le creux de la main qui me démange c’est signe d’argent », on ne peut pas l’inventer ça)
merci Christine, je n’invente jamais rien 😉
j’avais la même croyance (mais avec les mains on disait si la gauche démange c’est qu’on reçoit, si c’est la droite c’est qu’on donne) (pour l’aise, aussi – parfois on était un peu juste…)
VRAI (ce qui n’est pas le principal, c’est comment le dire qui compte ici toujours, mais ça n’empêche)
et sourire aux mains
le mot disparaît totalement au profit du geste, de la vie qui s’y trame
comme un véritable acteur se craquèle… rentre dans un autre organisme, se dilue progressivement derrière son personnage
on est scotché
Sans aucune observation subjective, sans jugement, rien n’altère notre perception, on apprécie, on s’identifie, ces efforts de lutte, ces absurdités de la vie, tout y est, et on entend son propre coeur battre à l’intérieur
Merci tellement Caroline…
j’ai presque achevé Comanche (nuit blanche…)
oh mais merci Françoise !