Décade 90’. Bande-son de l’instant, un LP trash hardcore en gigantesque décor vibratoire, vivre vite, vivre fort (Musique – Possessed — Seven Churches). Assis derrière un bureau bordélique, l’acouphène naissant, il sourit, rassasié par les cliquetis continus du clavier de son Mac Performa 460, c’est son premier achat à crédit et le résumé de sa vie future. Il dévore chaque mot dès leur structure stabilisée et pèse dense lorsqu’il écrit, cheveux dressés d’une nuance rougeoyante en probation. Sa nouvelle histoire hume fort l’odeur de la nicotine consommée addictivement et porte la griffe de son idole du moment.
Pause méditative, le regard croise l’un des autocollants décorant la vitre endommagée de la porte de sa chambre, ils causent… «It is better to regret something you have done, than something you haven’t done ». Cette phrase va le confronter deux ans plus tard, lorsqu’il pousse à bout sa copine de l’époque car l’air de rien, il nie en bloc sa vie qui le consume. Trop de rage dans le sang. Hier soir, au bout de l’ivresse, il a été déposer une missive poivrote dans la boîte aux lettres d’un entrepreneur de pompes funèbres, afin qu’Abel, son père, reçoive le faire-part de décès de Bompa. Plus de crins, plus de colle de poisson juste la résine. Caïn n’a pas hésité à mentir, il a déclaré la mort de son frère (prématurément)… la famille et le sacré.
Pour le moment, il ne cède pas à son envie de picoler, son unique gage de stabilité émotionnelle. Il tient le coup, agité, et commence à poser la base d’un récit : « Une maison de bourge démonstration de gagne-grand. Un gars dépressif y vit seul depuis le départ précipité de sa femme et ses deux enfants au bout des coups et des maîtresses. Il broie du noir dans son lit, du gris foncé dans son canapé, vise vide assis sur un tapis, et ne sort que pour se promener une dizaine de minutes par jour. NOTE : retravailler le style. NOTE 2 : mon grand-père me manque. ».
Il se marre et vérifie si le niveau de clopes tient la nuit, hésite, compte et recompte influencé par l’appel de plus en plus sauvage de l’alcool. (Musique – Venom – Black Metal) Encore un moment, expérimenter la tension de l’assuétude professionnelle : « Un jour « monsieur dépressif » découvre – derrière une rangée d’arbres jamais explorée – un espace d’un mètre carré où tombe… de la neige. Seulement dans ce volume à base d’un mètre carré de la terre au ciel, de la neige, beaucoup de neige. Ça le dépasse, il dépose un instant ses outils d’assombrissement et tente de réfléchir. À quand remonte sa dernière goutte de vodka ? ».
Pas de prise de risque, il enfile ses A.B.L. taguées au Tip-ex (My life id Dead, My Soul is Dead ), son perfecto customisé, vérifie s’il a des tunes. Et se lance vers un night-shop près du cimetière d’Ixelles. Une marche de trente-cinq minutes, aller, trente retour.
Rien à signaler de particulier.
Le voilà armé de Duvel, d’un nouveau mini briquet et de deux paquets de cigarettes. (Musique – Slayer– Reign in Blood) . « Hésitant, il rentre dans cette « cabine ». Il y fait froid, évidemment. Un instant seulement, car un battement d’yeux plus tard, il se retrouve ailleurs. Il ne connaît pas cet ailleurs. C’est l’Asie, la calligraphie des affichages pourrait être du japonais, il n’est pas expert, mais le ressent comme ça. Du monde circule autour de lui, amusé par son accoutrement : pieds nus, pantalon de pyjama taché, marcel blanc, cheveux en pétard, il pue le rance. Il recule de trois pas et réintègre son jardin, le contact de l’asphalte cède la place à celui de l’herbe. Ça le rassure.».
Il doit pisser. Plus tôt dans cette nuit distendue, il passe un moment de grâce, de vingt heures quinze à minuit très approximativement (Musiques de fond du bar le Miladiou, sans intérêt – Brassens, Gainsbourg, Nino Ferrer, Barbara…). Il se revoit assis face à deux amis, ses deux amis, eux ne se supportent pas. Lui ne fait pas le tri. L’un est un skinhead bleu-blanc-belge, tendance du bras extrême-droite, il cogne fort sur tout ce qu’il mésestime. L’autre, algérien au physique sec et musclé fin, militant armé rouge, tient sa gauche toujours à cran d’arrêt. Au bout d’une quantité non négligeable de bières, de vodka et whiskies, le verbe est lourd, une forme d’harmonie branque sévit. Un miracle, Noël est pourtant loin, sauf dans son étrange récit. « Ce gars recommence l’expérience à plusieurs reprises, et sa balade de plus en plus souvent et longtemps dans les rues d’Asakusa. Il y mange dans un snack, il y discute dès qu’il en a l’occasion. Il a constaté lors d’une visite précédente que lors de ses voyages, il parlait couramment japonais. Au fil du temps, son moral s’améliore, il souhaite rester à Tokyo… cette prise de conscience déclenche un drame : plus de portail, plus jamais. Le mec se suicide, point. NOTE : non, pas point, il pourrait s’être buté à coup de gnôle et de cachetons. NOTE 2 : putain tes histoires sont toujours tristes. Pourquoi ? ».
Sur sa lancée il enregistre le document sous le nom « Carré blanc ». Ça le fait rire, il repense aux films pour adultes qu’il matait en douce le dimanche soir sur FR3, cocktails de sang, de cul (un peu), de « crasse »… Ses favoris : La grande bouffe et Brutti, sporchi e cattivi, talonné par Salò o le centoventi giornate di Sodoma de Pasolini. (Musique -Bérurier Noir – Vivre libre ou mourir).
Malgré son taux d’alcoolémie, il ouvre un nouveau document et rédige rapidement une ébauche de scénario pour l’un de ses cours à l’Université. « Un homme couché sur un lit pionce dans un sac à viande. Il a déposé une pomme à peine croquée sur la table de nuit, un ver s’y agite au rythme des mouvements du dormeur. Le tout est filmé depuis le plafond, avec de nombreux plans de coupes, moyens et gros plans. Mise en parallèle. C’est une chorégraphie, juste une chorégraphie, belle, drôle. De quoi tenir le temps d’un court-métrage, c’est l’intention. NOTE : Ambiance visuelle et sonore à la David Lynch. NOTE 2 : est-ce vraiment une bonne idée de présenter cette expérience visuelle abstraite pour le cours de Dardenne ? ».
Cinq heures du matin, les yeux à bout de patience, il se retourne et regarde la plaque de verre recouverte d’une calligraphie improvisée à la peinture noire, achevée par une longue trace de son sang. Il se dit qu’il est con, que son « art destroy », c’est naze et méchamment cintré. Jeter ça au plus vite, le résumé de sa vie future.
Vivre vite, vivre fort. (Musique – Burning Spear– Marcus Garvey). Le jour de lève, il bouquine quelques pages de Retombées de Sombrero avant de tenter de vaincre une insomnie de plus.